Juliette Becquet (@Huw James)

Juliette Becquet, hydroécologue à la tête du projet downstream

2025 a été désignée « année internationale de la préservation des glaciers » par l’ONU, un moyen de souligner l’urgence à laquelle ces géants font face. Puisque les glaciers du monde entier devraient perdre entre 20 % et 52 % de leur masse d’ici 2100, et ceux des Alpes pourraient avoir presque disparu. Un phénomène qui affecterait profondément les ressources en eau douce et la biodiversité. C’est ce que met en lumière le projet Downstream, porté par Juliette Becquet. L’objectif ? Mettre en évidence l’impact du recul des glaciers sur trois grands fleuves alimentés par ces derniers : le Rhône en Europe, le Columbia en Amérique du Nord et le Waitaki en Nouvelle-Zélande. Bien que géographiquement éloignés, ces cours d’eau partagent des défis communs liés à la fonte des glaciers, à la gestion des ressources en eau et à la perte de biodiversité.

Quel a été ton rôle dans le projet Downstream ? 

À l’origine, le projet Downstream n’était pas destiné à être un film, mais un projet de recherche. Protect Our Winters (POW) m’a contactée pour savoir si j’étais intéressée à prendre le lead sur la partie scientifique du projet, ce que j’ai accepté. Ce n’est que quelques mois plus tard, lorsqu’il a fallu réfléchir à la manière de médiatiser le projet, qu’ils ont décidé de créer un film. Huw James, le réalisateur, a été contacté, tandis que de mon côté, j’ai dû trouver des personnes à interviewer. POW pensait que ce serait une bonne idée que je sois la « conductrice » du film.

Mon rôle principal dans le projet Downstream a été d’écrire le livre blanc, disponible en ligne. Ce livre de 60 pages est une revue bibliographique qui rassemble tous les faits scientifiques liés au climat, aux glaciers et à l’eau. Bien que la revue soit assez survolée, elle est beaucoup plus détaillée que ce qui apparaît dans le film. C’est grâce à ce livre blanc que Protect Our Winters peut utiliser le projet Downstream comme un outil de sensibilisation et de discussion pour plaider en faveur d’actions pour le climat.

En tant que scientifique, j’aurais aimé que le film dure deux heures et que l’on puisse entrer davantage dans les détails [le film dure 26 minutes, ndlr]. Cependant, l’objectif de Protect Our Winters était avant tout de sensibiliser et d’ouvrir à la discussion sur les divers enjeux liés au retrait des glaciers. Nous avons des dizaines d’heures d’interviews, mais le but était que ce soit facile à regarder. Le film permet au spectateur de se dire : « Je m’intéresse aux vignobles suisses ou aux saumons du nord de l’Amérique, alors je vais aller approfondir ces sujets dans le livre blanc. » De plus, les interviews complètes sont disponibles en ligne.

Le grand public a souvent une vision assez lointaine des glaciers, surtout pour celles et ceux qui ne pratiquent pas la montagne. Comment rendre cette cause plus concrète ?

L’objectif du film est de faire prendre conscience aux gens, qu’ils vivent à la mer, en montagne ou en ville, que les glaciers n’impactent pas uniquement les vies des habitants dans les dix premiers kilomètres en aval des vallées. Leur influence se fait sentir à des centaines de kilomètres en dessous, affectant des secteurs aussi cruciaux que la politique énergétique d’un pays, l’approvisionnement en eau potable, et même l’agriculture.

Comment peut-on concrètement prendre conscience de cette réalité ? Déjà, en regardant le film Downstream, peut-être. Mais aussi en se renseignant, car l’information est disponible partout. Je conseille vivement à chacun de se plonger dans ces sujets.

Quelles actions peut-on mettre en place, à notre échelle, pour préserver les glaciers ?

Il existe des actions individuelles essentielles. D’abord, notre rôle en tant que citoyens est crucial. Consommer moins et faire durer ce que l’on a le plus longtemps possible est un pilier fondamental. Ce n’est pas une question de jeter des objets ou d’acheter des produits bon marché tous les deux ans. Il est bien plus pertinent de privilégier des matériaux de qualité et de les faire durer.

Ensuite, il y a des aspects liés à notre alimentation. J’ai vu passer un article sur France Inter qui expliquait que si tous les Français réduisaient de moitié leur consommation de viande, nous atteindrions les objectifs climatiques du pays. Ce geste, pourtant simple, a un impact significatif.

Et bien sûr, il y a la question du transport et des énergies fossiles. Rien de nouveau à ce sujet, mais il faut continuer à le répéter : les énergies fossiles sont le principal facteur du changement climatique. Cela implique de limiter nos déplacements, d’optimiser nos trajets, et de ralentir, tout simplement. 

Ces actions individuelles sont importantes, mais elles ne suffisent pas à elles seules. Il est désormais largement admis que des changements doivent aussi se produire à une échelle plus large. Une poignée de personnes très riches dans ce monde sont responsables d’une grande part du réchauffement climatique. Même si nous agissons tous individuellement, cela peut ne pas être suffisant. Ce n’est peut-être même pas le levier principal. Les scientifiques s’accordent à dire qu’il faut des décisions politiques courageuses et drastiques. Et même si cela semble difficile, je pense que ce n’est pas illusoire. Lorsque l’on voit les mesures prises pendant la crise du Covid, il est possible de croire que des décisions tout aussi fortes peuvent être prises à l’échelle mondiale.

Et depuis que je m’intéresse à la philosophie et à l’humain, j’ai envie de dire qu’on ne peut pas changer pour du « moins bien ». À mon avis, si on veut vraiment changer, il faut qu’on y trouve du positif. Au début, cela peut faire peur de privilégier le train plutôt que la voiture, mais je suis convaincue qu’on sera plus heureux dans une société qui ralentit, où l’on voyage moins, où l’on consomme moins, où l’on se compare moins. Et je pense que tout ça passe par un véritable questionnement sur nos vies, sur ce qui nous rend vraiment heureux, et sur le sens de nos relations. C’est souvent par cette réflexion que je termine mes discussions autour de « Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? »

On parle souvent de réinventer les imaginaires collectifs, n’est-ce pas ?

Oui, exactement. Et dans cette perspective, j’admire beaucoup Cyril Dion, qui incarne parfaitement cette idée : « Oui, il faut évidemment stopper ce qui ne va pas, mais il est absolument nécessaire de créer quelque chose de nouveau, quelque chose qui rende les gens heureux, parce que sinon, c’est juste déprimant ». C’est évident. Donc oui, il s’agit de réinventer nos imaginaires, de créer des films qui racontent autre chose que des histoires d’apocalypse, des séries qui proposent de nouvelles façons de vivre.

Et le rôle du citoyen est aussi d’aller voter en faveur de ces changements. Mais pour cela, il faut se ré-intéresser à la politique. Les politiques ont vraiment une grande marge de manœuvre. Et tout cela demande une implication du monde économique, pour s’orienter vers des pratiques comme l’économie régénérative, l’hydrologie régénérative, ou l’agriculture régénérative. Il s’agit de produire ou d’avoir des activités économiques qui ne visent plus uniquement à faire de l’argent, mais à protéger, voire restaurer la nature, tout en maintenant une économie stable. Et ce n’est pas une utopie. C’est tout à fait possible.

Et concrètement, c’est quoi l’agriculture régénérative ?

L’agriculture régénérative n’a pas de définition exacte, mais c’est un terme qui désigne un ensemble de pratiques agricoles visant à régénérer l’environnement. L’objectif est d’être efficace, bien sûr, en produisant des récoltes, mais tout en prenant soin de la nature, notamment en préservant la santé des sols. Il ne s’agit pas de voir l’espace agricole simplement comme une surface de production, mais comme un écosystème complet dans lequel la production s’intègre harmonieusement.

En Nouvelle-Zélande, par exemple, des fermiers réfléchissent à la sélection des espèces végétales à planter en fonction du climat du moment, ce qui peut sembler classique. Cependant, leur approche va au-delà : ils s’efforcent de régénérer les sols pour qu’ils contiennent davantage de matières organiques. Un sol riche en matière organique retient mieux l’eau et joue ainsi son rôle de tampon face aux sécheresses ou aux inondations.

Il s’agit aussi de ralentir le cycle de l’eau, un principe de l’hydrologie régénérative, défendu par des chercheurs comme Charlène Descollonges. Cela peut passer par des actions simples comme la plantation d’arbres, qui, de manière naturelle, aident à retenir l’eau dans l’écosystème. À l’origine, la nature savait faire tout cela seule.

Tu es docteure en hydroécologie, qu’est-ce qui t’a menée à cette spécialité ?

J’ai toujours voulu être scientifique, passionnée par la nature et les sciences. C’est en découvrant l’écologie scientifique lors de mon DUT à Lyon que j’ai trouvé ma voie. Je rêvais de travailler à Asters, le conservatoire d’espaces naturels de Haute-Savoie, peu importe le sujet, même si j’étais plus attirée par les insectes ou les grands animaux. Finalement, j’ai travaillé avec le glaciologue Jean-Baptiste Bosson sur les lacs sentinelles, ce qui m’a beaucoup plu. L’enjeu était d’améliorer la compréhension du fonctionnement et des menaces qui pèsent sur les lacs d’altitude, afin de mieux les préserver. Cela m’a donné l’envie de poursuivre mes études en faisant une thèse sur les rivières de montagne, un sujet où l’écologie se mêle à l’hydroécologie.

L’hydroécologie, c’est une sous-discipline de l’écologie appliquée aux milieux aquatiques. C’est l’étude des interactions entre l’environnement et les organismes, ainsi qu’entre les organismes eux-mêmes, dans les écosystèmes aquatiques. Cela m’a ouvert les yeux sur les problématiques auxquelles font face les bureaux d’études. Je me suis orientée vers cette voie parce que la science et la nature m’ont toujours passionnée, et mon choix d’orientation n’a jamais été une question à la maison.

Tu as grandi en montagne, quel est ton rapport à cet univers ?

J’ai grandi à Thyez, une petite ville près de Cluses, dans la vallée de l’Arve, avec la station de ski la plus proche, le Praz de Lys, à côté des Gets. Je suis née là-bas, et dès l’âge de deux ans, mes parents m’emmenaient skier au Praz de Lys. Puis, pour occuper mes mercredis après-midi, je suis allée au ski-club avec mes copines. Comme j’étais plutôt douée, j’ai commencé la compétition avant de me diriger vers le métier de monitrice de ski. Pour cela, je suis allée à Chamonix, où j’ai suivi trois années de formation entre monitrice de ski et baccalauréat général SVT. C’était une expérience enrichissante, mais aussi un peu challengeante à l’époque, car les mentalités n’étaient pas aussi ouvertes qu’aujourd’hui. Je me sentais parfois déconnectée des idées dominantes, mais je pense que cela évolue maintenant. À Chamonix, c’est difficile d’ignorer les impacts du changement climatique. Tout le monde voit que les guides de montagne doivent réajuster leurs itinéraires. C’est compliqué aujourd’hui d’être climato-sceptique quand on vit dans cette région. Même si, je crois, il en existe encore.

Retour en haut