Miriam O'Brien (@Wikipedia Commons)

Quand Miriam O’ Brien parlait « d’alpinisme sans hommes » en 1934… à National Geographic

Dans un monde où l’alpinisme était réservé aux hommes, Miriam O’Brien a fait partie de celles qui ont redéfini les règles du jeu. En gravissant seule des sommets mythiques comme le Grépon et le Cervin, sans guide et sans l’ombre d’un homme, l’alpiniste américaine a fait tomber des barrières autant sociales que sportives. À travers son essai emblématique et ses ascensions audacieuses, elle a prouvé que les femmes étaient non seulement capables d’atteindre les sommets, mais aussi d’inventer une nouvelle forme d’aventure. Une voie que des générations d’athlètes, hommes et femmes, continuent d’emprunter aujourd’hui.

« L’escalade des grands sommets rocheux et glaciaires des Alpes est un sport qui gagne en intensité, en plaisir et en intérêt lorsqu’on le pratique en solitaire. Pourtant, ce n’est que récemment que l’on a commencé à considérer cette pratique comme convenable — même pour les hommes. Quant aux femmes, il reste encore rare de les voir gravir les montagnes non seulement sans guide, mais aussi sans la compagnie d’un homme.

À quelques exceptions près, les femmes n’ont presque jamais gravi seules des sommets. Or, l’essence de l’ascension sans guide réside dans le fait d’assumer soi-même l’entière responsabilité de la réussite de l’entreprise. C’est une expérience à la fois exigeante et exaltante, et je ne voyais aucune raison pour laquelle ce plaisir devrait nous être refusé. Pourtant, certains de mes amis alpinistes français ont tenté, avec une grande patience, de m’expliquer pourquoi il était, selon eux, théoriquement impossible pour une femme de conduire une ascension seule — sans la présence, au minimum, d’un ‘soutien moral’ masculin. »

Ces mots, Miriam O’Brien les a écrits en août, dans son essai Manless Alpine Climbing : The First Woman to Scale the Grépon, the Matterhorn and Other Famous Peaks Without Masculine Support ( L’alpinisme sans homme : la première femme à gravir le Grépon, le Cervin et d’autres sommets célèbres sans le soutien d’un homme). Un texte publié dans National Geographic durant lequel elle développe longuement le concept de manless climbing, l’alpinisme sans homme, en détaillant ses différentes ascensions exclusivement féminines dans les Alpes, ainsi que les réactions qu’elles suscitent. L’article révèle la principale controverse qui remonte à 1929, lorsque Miriam réussit, avec son amie Alice Damesme, l’ascension d’une des montagnes emblématiques de Chamonix : l’Aiguille du Grépon (3 482 mètres).

« Bien que plus exigeant que tout ce qui avait jusque-là été tenté par des femmes seules, mais sans égaler certaines ascensions récentes, le Grépon a longtemps été considéré comme l’une des escalades rocheuses les plus ardues des Alpes — au point que certains guides agréés de Chamonix eux-mêmes hésitaient à s’y engager. Il fallait s’y confronter. »

Mummery, célèbre alpiniste anglais qui fut, en 1881, le premier à atteindre le sommet de ce pic, faisait souvent remarquer : « Les montagnes semblent condamnées à passer par trois phases successives : d’abord un pic inaccessible, puis l’ascension la plus difficile des Alpes, enfin une simple promenade pour une dame. »

« Alice et moi avons quitté l’hôtel du Montenvers à 2h35, le matin du 17 août. À 5h40, nous étions arrivées au ‘lieu du petit déjeuner’ — le Rognon des Nantillons, un promontoire rocheux qui émerge à la base du glacier du même nom. Plusieurs ‘caravanes’ y faisaient halte, car jusqu’à ce point, les itinéraires menant au Charmoz, au Grépon et à la Blaitière sont communs », raconte l’alpiniste américaine.

« Lorsque les autres apprirent ce que nous comptions faire, tous demandèrent avec étonnement : ‘Vous deux, seules ?’ Et bien qu’ils aient tenté de rester courtois, ils n’ont pu s’empêcher de sourire — un sourire que nous avons choisi d’interpréter comme une forme de politesse — quand nous leur avons répondu que oui, ‘nous deux, seules’, allions tenter l’ascension du Grépon. »

Un exploit qu’elles réaliseront avec brio. De quoi amener l’alpiniste Étienne Bruhl à se plaindre : « Le Grépon a disparu. Maintenant qu’il est grimpé par deux femmes seules, aucun homme qui se respecte ne peut l’entreprendre. Dommage, car c’était autrefois une très belle ascension. » Tandis que de son côté, l’Alpine Journal, bulletin annuel de l’Alpine Club, club alpin britannique, aborda le sujet avec paternalisme, présentant l’ascension comme une exception absolument unique à ne pas reproduire : « Peu de femmes, même aujourd’hui, parviennent à escalader seules des montagnes. »

« Très tôt, j’ai compris qu’une personne qui grimpe toujours derrière un bon leader risque de ne jamais vraiment apprendre l’alpinisme. »

La première fois que Miriam O’Brien a mis les pieds dans les Alpes, c’était en 1914, avec ses parents. Après une licence en mathématiques et en physique, et une maîtrise en psychologie pendant la Première Guerre mondiale, l’Américaine retourne dans les Alpes plusieurs étés de suite. Elle y fait ses débuts en alpinisme. Membre actif de l’Appalachian Mountain Club, elle rejoint le Ladies’ Alpine Club en 1926, dont elle devient vice-présidente de 1931 à 1970.

Miriam O’Brien a commencé à pratiquer sérieusement l’escalade dans les Alpes en mai 1926, réalisant la première ascension de la Torre Grande dans les Dolomites par une voie aujourd’hui connue sous le nom de Via Miriam, en son honneur. Elle réalisera par la suite la première ascension de l’Aiguille de Roc le 6 août 1927 avec Alfred Couttet et Georges Cachat, dans le massif du Mont Blanc.

Un an plus tard, le 4 août 1928, accompagnée de Robert L. M. Underhill et des guides Armand Charlet et G. Cachat, elle réalise la première ascension de la traversée des Aiguilles du Diable au Mont Blanc du Tacul, dans les Alpes, un itinéraire qui consiste à « gravir cinq sommets remarquables de plus de 4000 mètres dans un cadre superbe ».

« Très tôt, j’ai compris qu’une personne qui grimpe toujours derrière un bon leader — qu’il soit guide ou amateur expérimenté — risque de ne jamais vraiment apprendre l’alpinisme. Elle n’en goûte, au fond, qu’une part limitée des plaisirs et des récompenses variées qu’offre la montagne. Certes, elle profite de la beauté saisissante des paysages, de l’élan physique grisant, du plaisir de l’effort et de l’agilité — qui, souvent, exigent un réel niveau de compétence. Mais après tout, elle ne fait que suivre », écrira-t-elle plus tard. « Celui qui grimpe en tête, en revanche, y trouve bien davantage : il ou elle doit résoudre, à chaque instant, les questions concrètes de technique, de tactique et de stratégie, au fil de leur apparition. Je ne voyais aucune raison pour laquelle les femmes seraient, par principe, incapables d’assumer ce rôle. D’ailleurs, certaines l’avaient déjà fait, à quelques occasions. Mais pourquoi cela ne deviendrait-il pas une pratique courante, même pour des ascensions d’un jour ? J’ai donc décidé de tenter l’expérience — non seulement sans guide, mais aussi sans homme. »

S’ensuivent de notables ascensions féminines : l’Aiguille du Grépon avec l’alpiniste française Alice Damesme en 1929, le Mönch et la Jungfrau dans les Alpes bernoises avec Micheline Morin en 1931, mais aussi, un an plus tard, le Cervin, l’un des sommets les plus emblématiques des Alpes, réputé pour son exigence. Elle entreprit cette ascension avec Alice, ainsi qu’avec Jessie Whitehead. Leur ami Kronig, gardien du refuge et sympathisant de leurs aspirations, s’arrangera pour leur accorder de l’avance sur les autres cordées afin qu’on ne puisse pas les accuser d’avoir bénéficié d’une aide masculine. Après quelques tentatives infructueuses, elles atteignirent le sommet le 13 août 1932, à 8h30.

Des amis à Chamonix ont, à leur retour, organisé une réception, avec des fleurs et quelques discours, pour célébrer l’accomplissement de Miriam O’Brien. Une fête à laquelle l’alpiniste américaine n’assista pas, préférant aller en montagne avec Robert Underhill, son futur mari, avec qui elle aura deux fils, nés en 1936 et 1939.

Un héritage qui a inspiré des générations d’athlètes

Miriam O’Brien et son mari ont par la suite réalisé de nombreuses premières ascensions ensemble, de l’autre côté de l’Atlantique. À noter que l’alpiniste américaine gravit une troisième et dernière fois le Cervin en 1952, à 60 ans.

Les mémoires de Miriam O’Brien, Give Me the Hills, ont inspiré des générations d’athlètes outdoor, repoussant sans cesse les limites de leurs disciplines, qu’ils soient hommes ou femmes. Car bien qu’elle ait démontré que les hommes ne sont ni indispensables ni particulièrement nécessaires à l’aventure, son héritage dans le monde de l’outdoor dépasse largement la simple remise en question des normes culturelles dominantes.

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