Nolwen Berthier « J’ai de plus en plus l’impression qu’on consomme la nature pour notre passion »

Nolwen Berthier « J’ai de plus en plus l’impression qu’on consomme la nature pour notre passion »

Réinventer ses rêves, voilà ce que propose Nolwen Berthier, grimpeuse de haut niveau, la 6e femme au monde à réussir une voie en 9a+, qui a décidé d’utiliser son image pour porter avec radicalité les enjeux écologiques. Elle a dressé dans le carnet Le monde du sport face à l’urgence écologique une série de portraits de celles et ceux ayant fait le choix de tracer d’autres chemins, avec courage, créativité et espoir. Des récits inspirants, profondément humains, qui montrent qu’un autre sport est possible : plus sobre, plus juste, plus aligné avec le vivant. Un livre pour nourrir ses rêves, et en faire naître de nouveaux. À glisser sans aucune hésitation dans son sac de grimpe ou de rando cet été. 

C’est depuis Stockholm, entre deux trains, que Nolwen a répondu à encordées. Elle revenait d’un voyage à Flatanger, spot de grimpe norvégien qu’elle a rejoint à la voile. Un projet qui s’inscrit dans la pratique de l’escalade qu’elle défend dans Le monde du sport face à l’urgence écologique. Sa vision est claire : construire des rêves où le dépassement de soi est sain, à la fois vis-à-vis des autres, de la planète et de soi.

Collection Le monde du [...] face à l'urgence écologique @ Editions La Plage
Collection Le monde du […] face à l’urgence écologique @ Editions La Plage

Ce carnet, qui s’inscrit dans la collection Urgence écologique, est une véritable source d’inspiration. Et d’espoir ! Il met en avant des personnalités issues du monde des sports outdoor qui ont décidé, après avoir pris conscience des enjeux environnementaux auxquels nous sommes confronté.e.s, de s’engager, chacun à sa manière, avec sa propre sensibilité :

  • Isabelle Autissier, navigatrice première femme à réaliser un tour du monde en solitaire, ancienne présidente de la branche française du WWF
  • Bénédicte Desreux, responsable RSE chez Millet Mountain Group
  • Olivier Erard, ingénieur des mines de Saint-Étienne spécialisé en glaciologie qui piloté l’adaptation du territoire de Métabief (Jura)
  • Younès Nezar, athlète de 100 mètres, co-fondateur et président de l’association Les Climatosportifs
  • Stéphane Passeron, membre de l’équipe de France de ski de fond pendant plus de 20 ans, porte parole du collectif NO JO !
  • Gérard Rougier, snowboarder, directeur territoires et environnement de la Fédération française de golf
  • Clothilde Sauvages, co-fondatrice de « Vent Debout », le podcast qui prône la place politique du sport
  • Xavier Thénevard, traileur vainqueur de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) en 2013, 2015 et 2018
  • Stan Thuret, cinéaste-navigateur ayant décidé de renoncer à la compétition 

Des profils éclectiques qui donnent matière à penser, à questionner nos pratiques. Le tout présenté de manière synthétique et didactique. 

« L’objectif est de donner de l’espoir, de donner envie d’agir » précise Nolwen. « Un des sujets majeurs liés à l’écologie dans la pratique de l’escalade est celui des déplacements. Les destinations qui font rêver sont celles qu’on voit sur Instagram : les États-Unis, Rockland en Afrique du Sud. On prenait finalement l’avion pour aller en Grèce alors que les meilleur.e.s grimpeur.se.s du monde viennent pour le caillou du sud de la France. On aurait pu simplement rester près de la maison. C’est finalement assez paradoxal car on va dans des endroits inaccessibles, on cherche à être seul.e et tranquille. Mais cela trouble toutes les autres espèces. Nous sommes privilégié.e.s, et avons un impact important sur la biodiversité, d’autant que notre activité connaît un boom du nombre de pratiquant.e.s. Finalement, j’ai de plus en plus l’impression qu’on consomme la nature pour notre passion et qu’il faut repenser cette manière de cohabiter, d’être moins dans la domination des humains sur la nature de manière générale. » 

encordées :
Pourquoi avoir choisi d’écrire ce livre ?

Ce livre s’inscrit dans la collection Urgence écologique, lancée par Ingrid Kandelman – qui accompagne la transformation des organisations, en particulier sur les questions écologiques. Quatre premiers carnets sont sortis au mois de septembre. Ils portent sur quatre secteurs : la mode, l’influence, la gastronomie et le journalisme. Chacun donne la parole à une dizaine d’acteurs, qui racontent leurs parcours et leur engagement écologique.

Ingrid a ensuite pensé au monde du sport. Elle m’a appelée pour me proposer de prendre en charge ce carnet-là. En résumé, je devais choisir les profils, interviewer les personnes, et retranscrire leur récit.

encordées :
Avant de parler plus en détail du contenu du carnet, peux-tu rappeler en quoi l’impact environnemental du sport est problématique ?

Le secteur du sport est assez complexe, justement parce qu’il recouvre de nombreuses dimensions : le sport loisir, le sport événementiel, le sport business, sans oublier toutes les marques impliquées dans ce milieu. Cette diversité rend l’empreinte environnementale difficile à cerner, car elle s’étend de la pratique individuelle, quotidienne, jusqu’à un système économique global, avec ses événements, ses marques, ses associations, ses fédérations et l’ensemble des institutions qui l’encadrent.

« Concrètement on peut identifier 9 grands volets d’impact, que l’on appelle les limites planétaires : on y retrouve notamment le dérèglement climatique, et l’érosion de la biodiversité, l’acidification de l’océan ou encore les pollutions chimiques. Ce sont les seuils à ne pas dépasser pour que la planète reste habitable. Si l’on regarde ce qu’il se passe dans le sport sous ce prisme, cela concerne aussi bien les déplacements – qu’il s’agisse de spectateurs ou de pratiquants – que l’énergie nécessaire pour chauffer, climatiser ou éclairer les infrastructures sportives.

À cela s’ajoute la question de l’artificialisation des sols, avec la construction de gymnases, de stades ou de piscines. Sans parler de tout l’aspect matériel : la fabrication d’équipements, qui mobilise des ressources non renouvelables, et les déchets ou pollutions que cela peut engendrer. Ce n’est évidemment pas exhaustif, mais ce sont quelques exemples pour illustrer les enjeux environnementaux liés au sport.

encordées :
L’impact des sports outdoor est parfois sous-estimé. Pourquoi est-il important d’en parler aussi ?

Quand on pratique un sport outdoor, on bénéficie souvent d’une image « écolo » – parce qu’on associe le lieu à la manière de pratiquer. On se dit que, puisqu’on est en pleine nature, on est censé la respecter. Ce raisonnement paraît logique… mais dans les faits, ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, les déplacements représentent un vrai point noir. On devient très dépendants des conditions météo et on cherche sans cesse de nouveaux spots. Résultat : on brûle du pétrole pour traverser la région, voire la France entière, juste pour aller pratiquer dans la nature.

Il y a une vraie ambivalence à ce niveau-là. Et on sous-estime aussi beaucoup notre impact sur la biodiversité. C’est un sujet encore trop absent du débat public. La biodiversité, c’est un peu la grande oubliée de la cause écologique aujourd’hui. Le dérèglement climatique, lui, a pris beaucoup de place dans les médias ces cinq ou six dernières années — mais la biodiversité, on en parle très peu. Pourtant, dans les sports outdoor, on est en contact direct avec la nature. On cherche des endroits isolés, là où il n’y a personne. Mais justement, ce sont souvent des lieux riches en espèces — animaux, plantes, etc. Et on a un impact énorme, même sans le vouloir : on dérange, on piétine… même quand on essaie de bien faire.

encordées :
Une phrase m’a particulièrement frappée dans ton ouvrage : « J’ai dû réinventer mes rêves ». Tu peux nous en dire plus ?

Je fais partie d’une génération pour qui avoir une démarche écolo, c’était simplement faire le tri. Mes rêves se sont construits dans cet environnement-là. Sauf que, quand on prend réellement conscience de l’urgence écologique, il y a des choses qui ne sont plus possibles — indépendamment des rêves qu’on avait construits.

Par exemple, prendre l’avion pour aller passer un mois à Rocklands [secteur d’escalade situé en Afrique du Sud, ndlr], c’était totalement envisageable à une époque. De la même manière, quand j’étais jeune, je rêvais de faire une finale de Coupe du monde. Mais aujourd’hui, ce que ça demande en termes d’impact — déplacements, entraînement, rythme de vie — ce n’est plus compatible avec mes convictions.

Alors parfois, on peut réinventer le « comment ». Si je reprends l’exemple de Rocklands, ce serait imaginer une expé à la voile pour y aller autrement. Mais il y a aussi des cas où il faut carrément inventer de nouveaux rêves — des rêves qui soient en accord avec ses valeurs, pour rester aligné, et que ça continue à rendre heureux.

Et ça, ce n’est pas évident, parce qu’on évolue dans une société qui continue de valoriser ces anciens rêves. Si je reprends encore une fois Rocklands : chaque été, on est matraqués d’images du site [dans les médias de grimpe, sur les réseaux sociaux, ndlr], parce que la majorité des gens y vont encore. Donc même si tu veux t’en détacher, la norme te le remet constamment sous les yeux.

encordées :
J’imagine que toi, en tant que grimpeuse, tu dois être frustrée de ne pas pouvoir aller partout.

Non, pas vraiment. Parce que j’arrive quand même à construire des projets qui sont en accord avec qui je suis. Par exemple, je suis allée à Flatanger [en Norvège, ndlr], et je suis vraiment contente de la manière dont je l’ai fait. J’arrive à nourrir une partie de mes rêves simplement en changeant la manière de les atteindre. Donc non, il n’y a pas de frustration à avoir. C’est d’ailleurs pour ça que je parle de réinventer ses rêves. L’enjeu, c’est de réussir à construire des choses qui nous font vibrer, qui nous donnent envie de mettre de l’énergie, mais en dehors de la norme dominante de la société.

Et je pense que si on parvient à nourrir des rêves qui vont dans ce sens-là, alors, au fond, il n’y a plus de frustration — parce qu’on est alignés avec soi-même.

Après, il faut rester lucide. L’écologie, ce n’est jamais tout noir ou tout blanc. C’est une histoire de compromis, de nuances de gris. Il y a toujours quelque chose à redire. Même le fait d’aller en Norvège à la voile, ça peut être critiquable. Rien n’est parfait. La vraie question, c’est : quelles sont les limites qu’on se fixe ? Qu’est-ce qu’on considère comme acceptable ? Qu’est-ce qu’on juge suffisant ?

Ce que je trouve difficile dans le combat écologique, en revanche, c’est qu’on a souvent l’impression de ne jamais en faire assez. Et ça, pour le coup, oui, c’est une vraie source de frustration.

encordées :
Le sport est souvent associé à des valeurs positives – dépassement de soi, solidarité. Comment les concilier avec les changements profonds que demande l’écologie ?

Je pense qu’il faut réussir à construire une forme de dépassement de soi qui ne dépasse pas les limites planétaires, et qui rassemble les humains au lieu de les diviser. Le dépassement de soi, en soi, ce n’est pas un problème. Ce qui l’est davantage, c’est la quête systématique de dépassement de l’autre. L’enjeu, c’est d’imaginer une pratique sportive qui soit plus collective, plus joyeuse. Et qui nous rassemble.

encordées :
Est-ce que ça veut dire, potentiellement, renoncer aux compétitions telles qu’elles existent aujourd’hui ?

La compétition, c’est un cadre où le dépassement de soi est poussé à son paroxysme. Et ça peut être très fort. Je l’ai vécu : dans certaines compétitions, je me suis vraiment dépassée, mais pas forcément pour battre l’autre — c’était un dépassement personnel. Après, je pense que ça dépend de l’état d’esprit dans lequel on entre dans la compétition. Ce n’est pas vécu de la même manière par tout le monde. En revanche, le modèle actuel des compétitions, où on s’entraîne toute l’année pour prendre l’avion tous les week-ends et faire le tour du monde, ça, oui, c’est clairement à repenser.

encordées :
Tout le monde n’a pas envie de revoir ce modèle, non ?

J’ai l’impression que tout le monde est à peu près conscient des enjeux. Mais ça demande de renoncer, de réinventer ses rêves — et ce n’est pas facile, surtout quand la société te répète : « Tu seras heureux.se quand tu monteras sur le podium des Jeux olympiques. »

Ce n’est pas simple. Et c’est pour ça que ce ne peut pas être uniquement un changement individuel. Il doit aussi être institutionnel. Tant que les fédérations ne s’empareront pas du sujet, rien ne pourra vraiment bouger. On ne peut pas faire reposer toute la responsabilité sur les épaules des compétiteurs. C’est un changement systémique qui doit avoir lieu.

encordées :
Le sport est souvent perçu comme apolitique. Est-ce que ton livre cherche à bousculer cette idée ?

Je pense que c’est un mythe, cette idée-là. On aime se dire que le sport est apolitique – on le répète souvent. Mais en réalité, il ne l’est pas du tout. Les sportifs ont une influence énorme aujourd’hui, et le sport, dans son ensemble, a une place centrale dans notre société.

Clothilde Sauvages [à l’origine du podcast Vent Debout, ndlr] le dit très bien dans le carnet : le sport est partout. Il y a une étude du MIT qui montre que, depuis les années 1950, les sportifs ont plus d’influence sur nos sociétés que les politiques. Je trouve que ça résume bien la situation. On aimerait que le sport soit apolitique… mais il suffit de regarder l’argent qui y circule, notamment via les marques, pour comprendre qu’il ne l’est pas du tout.

encordées :
Penses-tu que les sportifs de haut niveau doivent être exemplaires avant de prendre la parole sur l’environnement ? Ou, au contraire, assumer leurs contradictions ?

Je pense que ça pose une vraie question : est-ce qu’on doit assumer l’empreinte environnementale de son métier ? Et souvent, on a du mal à voir le fait d’être sportif de haut niveau comme un métier. Pourtant, c’en est un. Et ce qui est frappant, c’est qu’on pose beaucoup plus facilement cette question-là à un.e sportif.ve qu’à d’autres professionnels. On va rarement demander à un ingénieur chez Airbus : « Est-ce que tu te sens légitime pour parler d’écologie, vu ce que tu fais ? » Pourtant, c’est la même problématique. Simplement, le sport est plus exposé, plus visible.

Mais aujourd’hui, on ne peut plus faire semblant. On ne peut plus ignorer les contradictions. Donc oui, être sportif de haut niveau, comme être ingénieur chez Airbus, ça pose des questions. Et je sais que beaucoup de gens, même sans forcément prendre la parole publiquement, vivent des contradictions personnelles très fortes, parce que leur conscience écologique grandit. Et ça entre en tension avec leur métier, avec leur rôle dans la société.

Comme on réinvente nos rêves, il faut aussi apprendre à réinventer nos métiers. Et c’est complexe, parce qu’il y a aussi la réalité de devoir gagner sa vie. Rien n’est simple. Mais il faut pouvoir avoir ces discussions-là.

encordées :
Est-ce que tu envisages de prolonger ce travail par d’autres projets autour du sport et de l’écologie ?

Oui, tout à fait. Il y a par exemple Ordinary Project, un programme de formation pour les athlètes et leurs sponsors, mis en place par Protect Our Winters. J’ai participé à la conception de ce programme. Ce projet combine exactement ces enjeux : comment former les athlètes pour qu’ils avancent dans leur relation professionnelle avec les marques, et en même temps faire évoluer ces marques sur les questions écologiques. L’objectif, c’est que tout le monde soit à la fois plus à l’aise sur ces sujets-là et puisse mieux y contribuer.

C’est un exemple parmi d’autres. Par exemple, sur un autre projet en Norvège, on a tourné un film, une fiction un peu dystopique. Il raconte l’histoire de deux petits personnages qui s’échappent d’une société de contrôle pour aller grimper dehors en Norvège. À travers ce voyage, ils s’émancipent de toutes les valeurs imposées par la société, et redécouvrent l’émerveillement.


Lire Le monde du sport face à l’urgence écologique

Le monde du sport face à l'urgence écologique @ Editions La Plage
Le monde du sport face à l’urgence écologique @ Editions La Plage

Résumé : Le sport est aujourd’hui au coeur d’une industrie dont les empreintes carbone et biodiversité sont très fortes. La quête de dépassement de soi et d’exploits sportifs peut éclipser les considérations environnementales. Pourtant, dans ce secteur, des personnalités inspirantes, talentueuses et pionnières sont en train de changer en profondeur leurs pratiques. « Le Monde du sport face à l’urgence écologique » permet de découvrir leur histoire et leur engagement.

Editeur : La Plage
Publication : 16 avril 2025
Prix : 6,95 €
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