Il y a des rencontres qui inspirent. J’aimerais vous parler de celles qui marquent, qui bouleversent – de par leur profondeur, leur intensité, leur simplicité aussi. Cela n’arrive pas tous les jours. Pourtant, la vie a mis sur mon chemin quatre « drôles de dames » : Manon, Caro, Léa et Éléonore. Des femmes qui m’ont apporté de la joie, des apprentissages, une meilleure connaissance de moi-même… et parfois des réponses. Je vais tenter de vous les raconter au mieux, en espérant que la richesse de nos échanges vous parle autant qu’à moi.
Les mots de Manon m’ont percutée de plein fouet. Sans doute parce qu’ils ont profondément résonné en moi. À l’issue de notre conversation, alors qu’elle filait donner sa conférence, intitulée « Un itinéraire, trois aventurières ordinaires » en compagnie de Caro et d’Éléonore (dont je vous reparlerai très bientôt), Manon m’a remercié pour « la séance de psy gratuite ». Quand on me dit ça, c’est que j’ai bien fait mon boulot. Sauf que là, pendant cette heure d’échange sur la place de Décines, à quelques kilomètres de Lyon, je n’ai pas eu l’impression de « travailler ». J’ai vécu une tranche de vie qui m’a marquée à jamais, c’est différent.
Retour à la réalité
« Moi, je ne voulais pas rentrer »
C’est ainsi qu’a commencé notre échange avec Manon, par la fin, le moment où elle est revenue de son voyage sur la Via Alpina, un itinéraire qui traverse les Alpes, de la Slovénie à la France, sur plus de 2000 kilomètres. C’était à l’issue de l’été 2023. Mais j’ai eu l’impression que c’était hier, tant ses mots étaient chargés d’émotion. « J’avais vraiment pensé à continuer le voyage, mais pas forcément en marchant », m’a-t-elle expliqué. « J’avais plein d’idées. Ça m’a ouvert des portes – j’ai réalisé que je pouvais faire plein de choses. Mais voilà, j’ai dû rentrer et travailler. »
Manon est ingénieure ferroviaire, « un travail très terre-à-terre où la créativité, le rêve, l’aventure sont absents », détaille-t-elle. « Il faut même que la part d’aléatoire soit la plus faible possible. On fait des réunions d’une heure pour te dire de faire attention à comment tu vas ouvrir les portes. Alors que moi, j’étais au fond de la montagne seule avec des ours et des chamois pendant 4 mois ».
« Il faut se réadapter, finalement. Moi, je ne me suis pas ré-adaptée », conclut-elle. À la place, Manon s’est jetée à corps perdu dans le boulot, pour « ressentir des trucs forts ». « Mes collègues me disaient : ‘Mais pourquoi t’en fais autant ?’. Et moi, j’étais là : ‘Mais enfin, vous n’avez pas envie de vivre ? », raconte-t-elle. « Et un jour, je me suis arrêtée. Je me suis dit qu’il fallait que je change, parce que j’étais en train de me ruiner la santé ».
Ce qui lui manque alors dans son travail, c’est le sens. À quoi bon « mettre de l’énergie pour aller gagner des affaires à des centaines de milliers d’euros ? Pour engraisser des actionnaires sur des études complètement abstraites et théoriques ? », interroge Manon. « Tandis que sur la Via Alpina, j’étais parfaitement à ma place pour la première fois de ma vie. Avoir trouvé sa place et devoir la quitter, c’est hyper violent. Mais on ne peut pas être au milieu des chamois H24. Alors il faut trouver un compromis. Entre un confort moderne, un travail qui, malgré tout, me fait vivre, qui me permet de partir en voyage, mais dans lequel je ne dois pas me donner, puisque de toute façon, on ne me donnera jamais autant en retour ».

Écrire sa propre aventure
Manon sait depuis longtemps que sa place est en montagne. « Quand j’étais petite, j’allais dans les Écrins avec mon père et ma famille, dans un petit village, au-dessus de Saint-Christophe-en-Oisans, dans la vallée de La Bérarde », se souvient-elle. « Pour y accéder, il fallait monter en voiture, s’arrêter au niveau d’une cascade, et poursuivre à pied, avec des sacs de 25 kilos remplis de nourriture. Ces instants-là nous ont bercées, ma sœur et moi ».
La culture de la montagne, Manon dit se l’être vraiment appropriée autour de ses 18 ans, période où elle commence à se plonger dans la littérature de montagne, via la collection Guérin notamment. En parallèle, elle découvre la grimpe, un moyen pour elle d’aller vivre ce qu’elle lisait au quotidien. « Je serai toute ma vie reconnaissante envers mon copain qui m’a emmenée pour la première fois vers ce sport. Ça m’a complètement donné une incroyable confiance en moi », raconte-t-elle. « Le simple fait de grimper en tête, de ressentir de l’adrénaline, ça m’a fait prendre de la distance avec le stress du boulot, des présentations à faire, des réunions avec des clients ».
Naissent alors des envies d’itinérance, portées par une volonté : « arrêter de vivre par procuration ».
La sororité comme déclencheur
Manon se demande alors quels itinéraires seraient accessibles selon son niveau. « J’avais aussi envie de sortir de France, mais sans aller trop loin », explique-t-elle. « Disons que je n’avais pas envie de prendre trop de risques. Je voulais être dépaysée, mais pas trop ». Elle découvre alors la Via Alpina. À partir de là, tout s’enchaîne.
Premier déclic : quand elle tombe sur la trace GPX de cet itinéraire traversant l’intégralité des Alpes. « Je me suis dit : ‘Ok, c’est faisable, parce que je vois le sentier. Je vois exactement par où je dois passer. Je sais que ça existe, qu’il y a une trace, que quelqu’un a fait cette trace, donc c’est possible » détaille-t-elle.
S’en suit la rencontre avec Éléonore. Un échange durant lequel elle se rend compte qu’elle n’est pas « la seule femme à se lancer là-dedans ». « J’avais, en bonne perfectionniste, préparé une liste de questions que je voulais lui poser », se souvient-elle. « Quelque chose d’hyper précis, du genre : ‘Alors, sur l’étape 54, t’as trouvé comment cette section ?’. En fait, j’avais repéré, en analysant les cartes et les profils altimétriques, trois étapes où je savais que j’allais vraiment en baver ».
« Éléonore m’a confirmée que j’étais très bien préparée », poursuit Manon. « Mais aussi que c’était faisable. Elle m’a fait comprendre qu’elle m’apporterait tout le soutien dont j’avais besoin pour aller au bout. Et ça, ça m’a aidé, c’était le déclencheur. Ce jour-là, j’ai su que j’allais partir. »
L’art de l’adaptation
Éléonore, je la connais bien. Elle m’avait déjà raconté sa rencontre avec Manon. Je me souviens qu’elle avait insisté sur quelque chose qui l’avait vraiment marquée : Manon avait réservé tous les hébergements de son voyage avant son départ, soit plus d’une centaine.
Un moyen de « partir l’esprit libre » m’a-t-elle expliquée. « Parce que je savais que chaque jour j’avais un objectif : je devais atteindre tel point. Ne plus avoir ça en rentrant, ça a été dur. Parce que c’était hyper stimulant. Car si au quotidien, quand j’ai mal au ventre, je ne vais pas aller faire ma séance de running, là, on va dire je n’avais pas le choix, il fallait que j’aille marcher ».Mais parfois, ça n’a pas fonctionné. À trois reprises exactement, précise Manon. « Ce qui était génial, c’est que j’ai toujours trouvé une solution ! » détaille-t-elle. « Il y a des fois où j’ai vraiment été bloquée, notamment une fois à Samoëns [en Haute-Savoie, ndlr], je me suis pris un orage de grêle – qui a par la suite été déclaré catastrophe naturelle. On voyait des voitures avec des pare-brises pétés. La rivière s’est évidemment mise à déborder – le sentier qu’on aurait dû prendre était inondé. Je me suis retrouvée avec deux touristes. On s’est serrés tous les trois sous un sapin pour ne pas se faire taper par des grêlons. À ce moment-là, il était 16 heures. J’étais encore à 10 kilomètres du refuge où je devais aller dormir et il me restait 800 mètres de dénivelé à faire. […] Alors j’ai trouvé un hôtel qui était à 2 kilomètres. Le lendemain, j’étais éclatée. Je suis tombée malade, un petit rhume qui m’a mis à terre. Le contre-coup du stress. Ça m’arrive toujours après des moments hyper intenses. »
Manon a donc fait le choix de louper une étape. « Je dois retourner la faire d’ailleurs » précise-t-elle. « Mais je pense que c’était la bonne décision. Je ne l’ai pas regretté. À ce moment-là j’en avais besoin. »

Précieuse bienveillance
Quand j’ai demandé à Manon quels enseignements elle avait tiré de son voyage, elle m’a tout de suite arrêtée : « Je n’aime pas ce terme, ça fait trop donneur de leçon, moraliste. Dans le sens : ‘Moi je sais, mais pas vous parce que vous n’avez pas l’expérience’ ».
Il est pourtant indéniable qu’elle a appris beaucoup.
« J’ai adoré la simplicité des contacts avec les gens pendant le voyage » raconte-t-elle. « C’est un truc qui m’a vraiment fait du bien. La bienveillance, la compréhension aussi. Parce que parfois, il suffit d’expliquer le contexte, de se présenter pour qu’en face, l’interlocuteur percute, que l’on arrive à communiquer. C’était chouette de voir que tout le monde était aussi gentil ». Une chose qu’elle a encore du mal à retrouver dans son quotidien.
« Cette absence d’agressivité, elle m’a fait un bien fou ! C’était hyper précieux » note Manon, sans filtre. « C’est aussi pour ça que le retour a été aussi dur… Se retrouver à nouveau confrontée à l’agressivité de mes chefs, de mes clients et de mes collègues, franchement, c’était pas un cadeau. »
Partir… sans vraiment revenir
« Psychologiquement, je ne suis clairement pas revenue » m’a avoué Manon qui, deux ans après, continue à digérer sa Via Alpina. « Je continue à l’analyser, à me poser beaucoup de questions sur ce que j’ai envie de faire, sur comment j’ai envie de vivre, où j’ai envie de vivre. »
On dit souvent, à raison, que ce genre d’itinérance change une vie. Et quand on échange avec Manon, on se rend bien compte que cette affirmation n’a rien de grandiloquent. « Je suis contente de ne pas être revenue » conclut-elle. « Quand je revois la moi qui est partie, je me dis… que c’est la meilleure chose que j’ai faite de toute ma vie. C’était salvateur. Je ne sais pas comment j’aurais évolué si je n’avais pas fait ça. J’étais extrêmement stressée, angoissée de tout. La perfectionniste essaie aujourd’hui de mettre son énergie dans des choses qui ont du sens. Elle sait où elle va. Elle est moins perdue. Elle a quelque chose pour la guider. Peu importe ce que je ferai dans ma vie par la suite, je sais que ça, ça va être ma lumière. Ce moment où dans ma vie, j’ai été parfaitement bien. »
Les recommandations lecture de Manon
Jean-Christophe Lafaille – « Prisonnier de l’Annapurna »
« Je trouve que ses ascensions sont novatrices mais pas pimpantes. J’adore sa façon de vivre la montagne, de la raconter. C’est quelqu’un qui m’a donné envie de partir voyager. »
Les ouvrages de Walter Bonatti – « À mes montagnes » ; « Montagnes d’une vie »
« C’est pas très original mais Bonatti, je trouve qu’il raconte extrêmement bien la montagne. De manière très humble. Il a été guide toute sa vie. Rien que de repenser à sa mort, ça me fait un nœud dans la gorge. Je suis très touchée par le massif du Mont Blanc – c’est un rêve que Bonatti a créé en moi. Il a construit quelque chose autour de ces aiguilles, de ces pics qui m’a fascinée. C’est pour ça d’ailleurs que j’ai casé le TMB [Tour du Mont-Blanc, ndlr] dans ma Via Alpina, alors que normalement, elle ne passe pas par là. Je voulais absolument aller voir le Mont Blanc, et voir longtemps. C’est triste parce qu’au final c’est un itinéraire extrêmement touristique… Mais par contre j’étais tellement aux anges. D’ailleurs, j’ai fait une pause de trois jours à Chamonix. Parce que je voulais marquer le coup de manière symbolique – je suis hyper contente de l’avoir fait ».
