« Muga » : la voix d’Ashima Shiraishi, enfant prodige

« Muga » : la voix d’Ashima Shiraishi, enfant prodige

Si vous cherchez un film d’escalade où la performance est mise à l’honneur, passez votre chemin. Car dans «  Muga  », le dernier film d’Ashima Shiraishi, enfant prodige désormais âgée de 24 ans, nulle question de cotations. Ici, on ne parle pas d’une grimpe où les chiffres règnent en maître, mais plutôt d’un doux mélange entre spiritualité, art et passion qui nous rappelle à quel point pouvoir s’exprimer pour ces rochers relève du miracle… et nous remet à notre place.

«  Ces rochers abritent des écosystèmes entiers, logés dans des touffes de mousse accrochées, comme nous, au caillou.
Nous voyons le rocher comme quelque chose d’inerte, mais il faut se rappeler que lui aussi évolue, qu’il est dynamique, fluide.
Lorsque nos mains rencontrent le rocher, il faut prêter attention. Écouter.
Car nous avons entre les mains quelque chose d’ancien et d’extrêmement vivant.  »

Ashima Shiraishi, dans « Muga »

Les rochers dont Ashima Shiraishi nous parle dans « Muga  » (à visionner en fin d’article) sont ceux de Brione, situés dans la vallée du Tessin, en Suisse. Ces blocs, dont la surface a été façonnée pendant des millénaires par les glaciers et les intempéries, sont disséminés au milieu d’une forêt de conifères. Chaque aspérité du rocher, chaque fissure et chaque arête raconte sa propre histoire, si tant est qu’on veuille bien tendre l’oreille pour l’écouter, quitte à entièrement revoir notre rapport à l’escalade… Ce que la grimpeuse nous invite à faire.

«  Pour moi, l’escalade est un rituel. Un acte créatif.
Le bloc, une toile vierge.
Le grimpeur reçoit l’opportunité de converser avec la pierre — pierre inerte, immobile, mais qui s’éveille à travers la chorégraphie de ses mouvements. […]
Dans l’acte physique, l’esprit trouve le silence.
Je tends vers l’idéal zen : l’effacement de soi, un pas vers le Muga.  »

Ashima Shiraishi, dans « Muga »

Dans son film, Ashima Shiraishi partage son expérience du « muga  », un état transitoire, libre de tout attachement, de toute attente et de tout désir, dans lequel la grimpeuse semble avoir trouvé un espace pour grimper, mais aussi pour être. Simplement.

Ce concept zen japonais repose sur l’idée du « rien ». Il nous invite à davantage nous ancrer dans le présent, dans la réalité de ce qui nous entoure. Ainsi, on en apprend davantage sur l’histoire géologique de Brione que sur Ashima Shiraishi, qui cède la place de personnage principal au caillou. Pourtant, il y en aurait des choses à dire sur cette narratrice, l’une des plus grandes grimpeuses de tous les temps.

«  Mais parfois, le rocher devient un miroir.
La manière dont on grimpe en dit long sur la façon dont on bouge, réagit et vit dans le monde.
L’acte physique de saisir le rocher m’apporte une immense joie. Mais paradoxalement, l’esprit doit se détacher, ne rien attendre du résultat.
Être pleinement présent, c’est se libérer de toute attente, et simplement être dans l’instant singulier.
Quelle différence y a‑t‑il entre grimper, danser et jouer ?
Ces mouvements sont motivés par une curiosité profonde, car nous cherchons tous des réponses sur le rocher.  »

Ashima Shiraishi, dans « Muga »

Ce film, certains l’ont vu comme une réponse : celle donnée par une enfant prodige ayant, pendant plusieurs années, disparu des radars, qui écrit aujourd’hui sa propre partition. Car quand on parle d’Ashima Shiraishi, difficile de ne pas convoquer les sacro‑saintes cotations.

Ashima, c’est l’enfant prodige.

Après avoir découvert l’escalade à Central Park, elle s’est vite amusée à inscrire son nom dans l’histoire de la discipline, devenant, à 10 ans, la plus jeune grimpeuse à réussir un bloc coté 8B (« Crown of Aragorn  », à Hueco Tanks, au Texas). Trois ans plus tard, elle a signé la première ascension féminine d’un 8C (« Horizon  », au Mont Hiei, au Japon). Parallèlement à d’exceptionnelles performances, la jeune grimpeuse dominait les compétitions internationales chez les jeunes, raflant les titres mondiaux en bloc et en difficulté en 2015 et 2016, avant de s’imposer aux championnats nationaux américains.

À 16 ans, Ashima figurait déjà sur les radars des plus grandes marques. Arc’teryx, Evolv, Petzl, puis Coca‑Cola Japon ou encore Nikon se bousculaient pour associer leur image à la sienne. Elle n’a pourtant jamais fait figure de femme‑sandwich : exit les posts à gogo et le storytelling bien ficelé sur les réseaux sociaux. Pas son truc.

À la place, elle a publié, en 2020, un album jeunesse,  « How to Solve a Problem  ». Elle aurait pu y raconter ses exploits. Mais non : la jeune grimpeuse, alors âgée de 19 ans, préfère raconter comment l’escalade l’a aidée à faire face aux obstacles de la vie. Une ode profondément humaine à la vulnérabilité, à l’échec et à la persévérance.

Vous l’aurez compris : Ashima Shiraishi fait partie de ces grimpeuses qui ont choisi de faire un pas de côté. Au lieu de s’enfermer dans le circuit professionnel, en visant les Jeux olympiques, elle a choisi de poursuivre des études mêlant neurosciences et environnement.

On le voit dans le film : l’enfant prodige continue de grimper, à sa manière, non pas pour conquérir les blocs les plus difficiles au monde, mais pour les honorer.

«  J’ai grandi en méditant avant même de commencer l’escalade, et j’ai toujours intégré la méditation comme partie intégrante de ma pratique.
Et, d’une certaine manière, je pense que l’escalade peut être une forme de méditation.
Mais aussi, en méditant avant de grimper, je constate que ma conscience corporelle s’éveille davantage. La lenteur et la patience que l’on cultive par la méditation peuvent vraiment aider à remarquer des choses différentes, tant dans son propre corps que sur le rocher.  »

Ashima Shiraishi, dans « Muga »

Avec son dernier projet,  »Muga  », Ashima Shiraishi apporte un vent de fraîcheur sur ce que grimper veut dire, loin de toute idée de performance. Ainsi, dans ce film, le spectateur n’est pas qu’un simple consommateur  : il vit, à travers le jeu de sons et d’images, une véritable expérience similaire à ce que la grimpeuse éprouve sur le rocher. «  Je voulais créer quelque chose de plus méditatif, plutôt qu’une œuvre qui apporte un rapide pic de dopamine  », conclut Ashima.

Objectif atteint.

Mieux : il donne envie à la plupart d’entre nous de reconsidérer notre rapport à l’escalade.