En célébrant la domination de Janja Garnbret dans l’une de ses dernières vidéos, Le Monde relance le débat : les femmes peuvent-elles être plus fortes que les hommes ? Une question qui en dit long sur notre manière de penser l’égalité… et sur les limites d’un modèle de performance calqué sur celui des hommes.
Ce n’est pas souvent que les journalistes du Monde s’intéressent au microcosme de l’escalade. Ils ont choisi de le faire la semaine dernière, via la mise en scène d’un « duel » hommes/femmes. Une vidéo virale – plus de 130 000 vues sur YouTube – qui réduit la performance des femmes à… une simple comparaison.
« Plus fortes que les hommes ? » interroge la miniature.
Avouons-le : nous sommes nombreux·ses à vouloir que cela soit vrai. Ou, à défaut, que les femmes atteignent le même niveau.
Qui n’a pas envie de voir, à la une d’un magazine, une femme enchaîner un 9c ?
Ou se hisser sur la plus haute marche du classement général de l’UTMB, par exemple ?
Des sports où les femmes ont déjà surpassé les hommes, il en existe (contrairement à ce qu’affirme Le Monde dans sa vidéo). Jasmin Paris sur The Spine Race – souvent décrite comme l’un des ultra-marathons les plus difficiles d’Europe – en est l’un des plus beaux exemples. En 2019, la traileuse britannique avait bouclé les 430 kilomètres de cette course en 83 heures et 12 minutes, devançant de plus de 12 heures le premier homme. Même son de cloche du côté de la voile : en 2022, Kirsten Neuschäfer est devenue la première femme à remporter un tour du monde en solitaire sans escale, après huit mois de mer.
Rappelons d’ailleurs qu’en 1993, une grimpeuse avait déjà marqué l’histoire : Lynn Hill, première à réussir l’ascension en libre du Nose, sur El Capitan. Rien de nouveau, donc, à voir les femmes côtoyer le très haut niveau masculin… même si ces role models ont longtemps été invisibilisées.

Mais il est vrai que l’actuelle « domination » de la grimpeuse slovène Janja Garnbret, à laquelle Le Monde s’est intéressé, apporte un souffle nouveau à la discipline. Ses dix titres de championne du monde inspirent.
Il en va de même de ses deux titres olympiques.
« Va-t-elle concourir avec les hommes ? » interroge Le Monde, qui semble nourrir un certain appétit à voir les femmes se rapprocher du très haut niveau masculin en escalade. À cette question s’en ajoute une autre : « À quand le 9c ? »
Ce à quoi Janja répond : « Ce n’est qu’une question de temps. »
Une question de temps avant d’égaler les meilleures performances masculines.
Mais pourquoi notre société semble-t-elle désormais vouloir des surfemmes ?
Peut-être parce que les surhommes, eux, ne suffisent plus.
Quid des inégalités structurelles ?
Vu sous cet angle, on dirait presque que performer serait la manière la plus simple – et la plus efficace – de clore le débat sur les inégalités entre les femmes et les hommes. C’est ce que semblait suggérer Katherine Choong, grimpeuse suisse auteure de la première grande voie féminine Zahir, dans un récent article de Vertige Media.
L’argument est pratique. Rassurant, même.
Mais il masque le travail collectif encore nécessaire.
Car oui, la performance attire l’attention des médias – l’un des leviers permettant de mettre en lumière la question de l’égalité entre les sexes. Mais elle ne change rien aux inégalités structurelles, qui ont la peau dure : celles qui concernent les salaires, le traitement médiatique, les stéréotypes persistants ou encore l’accès aux infrastructures.
Que Janja Garnbret concoure avec les hommes – ou qu’elle enchaîne un 9c – ne résoudra pas cette fâcheuse tendance qu’a notre société à mettre des bâtons dans les roues aux petites filles désireuses de prendre les mêmes risques que les garçons.
Car certes, célébrer des héroïnes a le mérite de créer de puissants modèles féminins, ce qui aide à se projeter. Mais quid de la masse des pratiquantes invisibilisées ? Celles qui passent encore en secondes dans la cordée. Non pas par choix, mais par habitude. Voire même par contrainte.
Tracer sa propre voie
Et si, plutôt que de regarder la situation à travers les œillères de la performance – si bien intégrées qu’on en oublie qu’elles restreignent notre champ de vision -, on sortait enfin de ce combat stérile… où la référence demeure l’homme ?
Pourquoi les femmes devraient-elles chercher à fonctionner comme leurs homologues masculins ?
Ne serait-il pas temps de cesser les comparaisons ?
Et de mettre fin à cette course à la performance ?
Une course dont les règles du jeu ont été définies par des hommes. Pour des hommes.
Et si, au lieu de faire de l’escalade un terrain d’affrontement social, on laissait aux femmes la liberté de tracer leur propre voie ?
