C’est une page importante de l’histoire de l’escalade féminine qui s’est écrite à Tsaranoro ces derniers jours. Vingt-six ans après son ouverture par Lynn Hill, leader d’une cordée exclusivement féminine, Bravo les filles a enfin été libérée dans son intégralité par deux grimpeuses. Fin juin, Sasha DiGiulian et Marianna Ordóñez ont réussi la première ascension libre féminine de cette grande voie emblématique du granite malgache (600 mètres d’escalade répartis en 13 longueurs, dont un crux en 8b). Un accomplissement technique, symbolique et inspirant.
Bravo les filles. Comme son nom le suggère, cette voie, située à Tsaranoro, l’un des spots d’escalade les plus célèbres de l’hémisphère Sud, c’est avant tout une histoire de femmes.
Tout commence en 1999, année où Lynn Hill, légende de l’escalade, et ses compères – Beth Rodden, Nancy Faegan et Kath Pike – posent leurs chaussons sur le granit des falaises malgaches, qui offrent une inhabituelle richesse gestuelle tout en exigeant technique, détermination et un indispensable soupçon d’engagement. La particularité de leur expédition ? Être uniquement composée de grimpeuses – accompagnées de Greg Epperson, photographe, Kevin Thaw, monteur et d’un duo de caméramans, Michael Brow et Rob Raker.
« [Nous] sommes arrivées à notre camp de base, situé à une heure de marche du massif du Tsaranoro, le 23 juin. De là, nous avons remarqué une paroi particulièrement belle avec un sommet séparé à droite de la formation principale. Nous avons donc décidé de le gravir » raconte Lynn Hill à l’American Alpine Club. « Le 24 juin, nous avons commencé la première longueur de la voie. Comme nous étions quatre grimpeuses, nous nous sommes divisées en deux cordées de deux. Kath et moi d’un côté ; Nancy et Beth de l’autre. »
Une ascension technique et engagée
« La partie inférieure de la paroi était peu déversante, mais une fois les premières longueurs passées, la falaise est progressivement plus raide – et l’escalade plus difficile. Comme il y avait très peu de fissures dans lesquelles placer des protections naturelles, nous avons placé des plaquettes » détaille la grimpeuse américaine.
Les premières centaines de mètres, ne dépassant pas le 6b, ne présentent aucune difficulté majeure pour les grimpeuses. Les choses commencent à se corser à partir des 6e et 7e longueurs – respectivement cotées 6c+ et 7b+. « Lorsque nous avons atteint la 8e longueur, Beth a dû partir pour une compétition aux États-Unis. Kath, Nancy et moi avons donc continué à équiper les cinq dernières longueurs jusqu’au sommet » poursuit Lynn Hill. « Notre objectif était de grimper l’ensemble de la voie depuis le sol tout en plaçant toutes les plaquettes de protection en tête. »
Les grimpeuses finiront par équiper la voie un jour seulement avant leur départ. Ce qui leur a laissé peu de temps pour la libérer. « Jusque-là, j’avais escaladé en libre toutes les longueurs de la voie, à l’exception de la longueur 8 [cotée 8b, ndlr]. » raconte la grimpeuse américaine. « Le dernier jour, Nancy et moi sommes descendues en rappel jusqu’à la longueur 8 et j’ai commencé à travailler sur une séquence de mouvements compliquée. […] Après avoir essayé toutes les solutions possibles et imaginables pour passer cette section de rocher vierge pendant plus de deux heures, j’ai finalement trouvé un moyen de grimper en libre après le crux. Après avoir travaillé chaque mouvement de la longueur, j’ai essayé d’enchaîner la séquence complète à deux reprises, mais à chaque fois, j’ai manqué de force sur les derniers mouvements avant la fin. Après avoir passé près de 15 jours à grimper, hisser, jumper, descendre en rappel et forer plus de 50 plaquettes, mon corps était épuisé. Néanmoins, pendant les dernières heures du jour, Nancy et moi avons continué l’escalade libre des cinq dernières longueurs de la voie (7b, 6c, 6a+, 6b, 5c). À la fin de la journée, Nancy, Kath, Rob [l’un des caméramans, ndlr] et moi avons grimpé en solitaire la dernière centaine de mètres menant sommet de la formation Tsaranoro. Tout en regardant le soleil se coucher sur les vastes hautes terres désertiques des Andringitra, nous avons tous ressenti un grand sentiment de paix et de satisfaction d’avoir gravi une voie aussi superbe. »
Bravo les filles, à l’époque la grande voie la plus difficile jamais gravie par une équipe féminine, venait de naître.
Une voie libérée pour la première fois en 2004
Et si la cordée portée par Lynn Hill avait réussi à libérer toutes les longueurs, à l’exception de la 8e, il faudra attendre 2004 pour assister à la première ascension en libre, oeuvre des frères espagnols, Eneko et Iker Pou.
Depuis, quelques répétitions en libre ont eu lieu, notamment celle du Tchèque Ondra Benés et de l’Autrichien Harald Berger. Sans toutefois qu’aucune cordée féminine ne parvienne à se hisser en libre au sommet de Bravo les filles.
Bravo les filles, enfin libérée par une cordée féminine
Juin 2025. Une nouvelle cordée se présente au pied de l’imposante paroi où se dessine la ligne de Bravo les filles : Marianna Ordóñez et Sasha DiGiulian, qui s’était familiarisée avec le granite de Tsaranoro en 2017, dans le cadre de son ascension de Mora Mora (700 m, 8c) aux côtés d’Edu Marin.
Les deux grimpeuses se sont, dès leur arrivée à Madagascar, mises à travailler les 13 longueurs de Bravo les filles. Une fois la voie déchiffrée, les méthodes calées (notamment dans le 8b) et les sections engagées apprivoisées, elles se sont lancées dans leur tentative d’ascension en libre de la ligne.
« Le premier jour, nous avons grimpé les premières longueurs en réversible [chaque membre de la cordée devient successivement le leader, ndlr] » raconte Sasha DiGiulian sur Instagram. « Est ensuite arrivée la longueur crux [le 8b, ndlr] ; je l’ai enchaînée dès mon premier essai – une vraie chance ! J’ai ensuite libéré la longueur suivante, puis nous sommes descendues à notre portaledge afin d’y passer la nuit avant de nous attaquer, dès le lendemain, aux 200 derniers mètres de la voie. »
Le deuxième jour, la grimpeuse américaine a pris la tête jusqu’au sommet, enchaînant les longueurs « épuisantes, envahies par la végétation » souligne-t-elle.
« Nous sommes ensuite descendues en rappel en toute sécurité jusqu’à notre portaledge où nous avons passé notre dernière nuit avant de lever le camp et de retourner au pied de la paroi » poursuit Sasha DiGiulian. « Nous sommes ravies, fières et reconnaissantes d’avoir vécu une expérience aussi mémorable sur une ligne légendaire ».
Un an et demi après leur succès au Mexique, dans la voie El Sendero Luminoso, un bigwall de 760 mètres situé à El Potrero Chico, la cordée DiGiulian-Ordóñez a ainsi signé une belle première féminine, Bravo les filles, filmée et photographiée par Jan Novak et William Hamilton, dont il nous tarde de découvrir les images.
Il y aura un avant et un après Laura Pineau et Kate Kelleghan, c’est indéniable. La cordée franco-américaine vient de réaliser une performance historique : venir à bout de la Triple Crown, un enchaînement mythique des trois big walls du Yosemite, jusque-là réservé à une poignée de cordées masculines. Une première féminine, réalisée en 23 heures et 36 minutes sous des conditions météo menaçantes, fruit d’un entraînement millimétré, d’une véritable osmose et d’une détermination sans faille. Laura nous avait parlé de ce projet en mars dernier. Son ambition était claire : faire connaître l’histoire des femmes et de l’escalade de vitesse au Yosemite. « Cette ascension pourrait inspirer plein d’autres femmes » avait-elle confié. Mission accomplie.
Laura Pineau. Retenez bien ce nom. Car il ne fait aucun doute que vous allez l’entendre souvent au cours des prochaines années. Surnommée « mademoiselle fissure », c’est une athlète qui monte. Haut. Et vite. Encordées l’avait rencontrée dans la Valle dell’ Orco, dans un van au pied de Greenspit, une voie qu’elle venait d’enchaîner la veille, signant au passage la 2e répétition féminine. « Cela fait sept ans que je grimpe », nous avait-elle alors confiée. « J’ai commencé par le psicobloc, au-dessus de l’eau, pas très loin de chez mes parents à Toulon, dans un endroit où j’allais quand j’étais petite pour sauter des rochers avec mes copains. Un jour, j’ai rencontré un grimpeur qui s’appelait Fred. Il m’a emmenée pendant quatre heures faire le tour des falaises. C’était vraiment génial, et très addictif, je dois bien l’admettre ».
La grimpeuse de 24 ans n’a depuis jamais arrêté de grimper, oscillant entre la France et les Etats-Unis. Là-bas, elle a notamment rencontré Brittany Goris, l’une des meilleures grimpeuses de trad naturellement devenue son mentor dans la discipline. Puis Kate Kelleghan, adepte de big walls et de speed climbing, ou escalade de vitesse, une discipline qui trouve toute sa place aux États-Unis, mais qui reste encore marginale en Europe. Avec elle, Laura a signé ce printemps le record féminin de la voie mythique Naked Edge, dans le Colorado : cinq longueurs, comprenant certains passages où la chute n’est tout simplement pas permise, avalées en 37 minutes et 8 secondes. Le fruit d’une réelle complicité entre les deux grimpeuses, ainsi que d’une communion avec une communauté unie par cette pratique.
Le triptyque de la légende : El Cap, Half Dome, Watkins
Mais Naked Edge, ce n’était que l’échauffement avant un gros projet que Laura et Kate avaient tenu à garder secret. La grimpeuse française en avait tout de même parlé à encordées au printemps, avec un enthousiasme sans pareille : la Triple Crown. Un enchaînement extrêmement ambitieux, véritable rite de passage pour les grimpeur.ses de vitesse au Yosemite. L’idée est aussi claire que vertigineuse : 3 ascensions d’ampleur (El Capitan, le Half Dome, le mont Watkins) soit environ 72 longueurs pour 2200 mètres d’escalade. Ajoutez à cela environ 30 kilomètres de randonnée (entre les trois itinéraires). Une invention signée Dean Potter et Timmy O’Neill, en 2001. Depuis, seules une dizaine de cordées masculines en sont venues à bout.
« L’objectif c’est de le faire in a day, en moins de 24 heures » nous avait confié Laura fin mars. « Mais quoi qu’il arrive, même si on le fait en 26 heures, on sera les premières femmes à y arriver. Aucune femme n’a encore enchaîné les trois ascensions d’un coup, même en 48 heures. Mais avec Kate, on aime cette idée de vitesse. D’autant que tous les mecs qui ont signé la Triple Crown, l’ont fait en moins de 24 heures. Arriver au bout de 26 heures, ce serait super dur psychologiquement. C’est pour ça qu’on va vraiment s’entraîner sur les trois big walls séparément pour savoir le temps que l’on va mettre sur chaque sommet ». Et c’est ce qu’elles ont fait. Comme on a pu le voir sur leur compte Instagram.
Des « doublettes » en salles aux parois du Yosemite
Mais avant d’arpenter les parois du Yosemite, Laura s’est entraînée en France. À raison de « doublettes ». L’idée ? « Tu grimpes une fois une fois, l’autre tire la corde et tu repars directement » explique-t-elle. « À chaque séance d’escalade je faisais à peu près 20 longueurs ». De quoi gagner en endurance. Ajoutez à cela des grosses journées de marche, avec beaucoup de dénivelé.
Et puis avec Kate, venue en France à l’occasion, elle a profité du soleil de Toulon pour enchaîner des grandes voies. Un moyen pour les grimpeuses d’apprendre à mieux se connaître. « Ca nous a aussi permis de découvrir les habitudes de l’autre » nous a raconté Laura. « Moi par exemple je me couche tôt. Tandis que Kate, elle aime se coucher à minuit, une heure du matin. Elle n’a pas besoin de manger le matin, moi à huit heures je me lève je mange tout de suite ». Elles se sont ensuite envolées dans le Colorado pour s’entraîner en altitude. Le début de journées à rallonge, chronomètre au poignet, chaussons aux pieds et cardiofréquencemètre autour du bras, qui les ont conduites à tenter l’enchaînement de la Triple Crown dimanche 8 juin. Et de définitivement inscrire leurs noms dans l’histoire de l’escalade.
Elle a grimpé les parois les plus vertigineuses du monde, mais c’est dans le calme d’une cabane en Ariège que Stéphanie Bodet est allée chercher l’essentiel. Dans son dernier livre, À l’écoute du silence, elle confie son besoin vital de solitude, son rapport sensible au monde, et la manière dont l’écriture, la nature et le silence l’aident à se recentrer. Elle nous en a parlé dans un échange simple et sincère, mêlant douceur et authenticité.
La sortie d’un livre de Stéphanie Bodet, c’est toujours un petit événement chez encordées. La date est soigneusement notée dans l’agenda. Et une fois le jour tant attendu arrivé, c’est l’heure de la fameuse promesse en l’air : celle d’étaler la lecture sur plusieurs soirées, histoire de faire durer le plaisir. S’en est suivi l’évidence de vous en parler. De ce livre, À l’écoute du silence, mais aussi de son auteure : de sa sensibilité qui résonne chez beaucoup de ses lecteur.ices, de la gestion de ses émotions dans son passé de compétitrice, et de sa médiatisation aussi.
« Ce livre, c’est vraiment une célébration du silence vivant, un silence nourricier qui aide à retrouver ce silence intérieur qu’on perd souvent » nous a-t-elle confié. « Pour moi, ce silence intérieur, c’est cet espace dans le cœur qu’on a tous, mais qui a tendance à s’étioler si on n’en prend pas soin. Quand on le retrouve, on sent qu’on s’ouvre à nouveau, qu’on retrouve de l’élan, de la joie de vivre. Et après, on peut être entouré.e.s par des gens qu’on aime, parce qu’on a réussi à cultiver cet espace en soi. Le silence et les sons de la nature, ça me permet justement de regagner ça, et de m’ouvrir davantage ensuite. »
Stéphanie Bodet sur les blocs d’Ailefroide (@Victoire de Parscau)
encordées : Quand je suis allée chercher ton livre à la librairie de Briançon, le libraire m’a dit « Ah, tu verras, il n’est pas comme les autres. » Est-ce que toi aussi, tu dirais que ce livre-là, il n’est pas comme les autres ?
Écoute, je ne sais pas trop quoi répondre, parce qu’en fait, pour moi, c’est juste la continuité de ce que je suis. J’ai beaucoup moins voyagé ces dernières années, donc il y a peut-être un côté plus contemplatif, plus ancré, plus enraciné qui se dégage de ce livre. Peut-être que c’est aussi lié à la maturité. J’ai eu quelques petits soucis il y a deux ans, et cela m’a conduite à tourner davantage mon attention vers ce que j’aimais déjà : observer les choses minuscules, être à l’écoute. Finalement, ce déménagement [des Hautes-Alpes au Luberon, ndlr] a aussi été une forme de voyage pour moi. Je suis un peu comme un chat : je mets très longtemps à m’adapter à un nouveau territoire, je l’explore en profondeur avant de me sentir un peu chez moi, et j’essaie d’y créer des racines. Je me rends compte que ces dernières années ont été, en elles-mêmes, un voyage. Et puis, je pense que chaque livre est différent.
encordées : Peut-être que le libraire m’a dit ça parce que, finalement, tu ne parles presque pas tant d’escalade que ça dans ce livre, comparé aux autres ?
Oui, c’est vrai. L’escalade fait toujours partie de ma vie, mais je lui accorde une place différente aujourd’hui. Elle est peut-être moins centrale, moins prépondérante, mais elle reste cette espèce de colonne vertébrale. Le rocher est toujours là. À chaque fois que je vais grimper, même des choses faciles, il y a un émerveillement intact. Avant-hier, on était à Buoux, et c’était encore ce même aplomb immédiat que je ressens quand je me dresse un peu sur le rocher. Surtout dans les voies subtiles, en dalle ou en verticale, où il faut vraiment monter sur les pieds – ça, j’adore. Et quand je suis un peu fatiguée, je remarque que grimper dans ces voies pas trop physiques me fait un bien incroyable.
encordées : Pourquoi tu as voulu écrire spécifiquement sur le silence ?
Cette idée de livre, je l’ai eue il y a déjà six ans. J’avais envie d’écrire sur ce thème-là parce que, c’est un peu étrange, peut-être, j’ai toujours été fascinée par les récits d’ermites, par les histoires de gens qui se retirent un peu à l’abri du monde. Mais aussi par les raisons pour lesquelles, parfois, il est bon de disparaître un moment : pour revenir à soi, et ensuite mieux revenir au monde. Sans doute parce que j’ai moi-même traversé des périodes douloureuses. Et aussi, tout simplement, à cause de ma sensibilité. Même enfant, j’avais déjà ce besoin fort de solitude, de silence.
Et puis, en vieillissant, j’ai connu des périodes très tournées vers la convivialité, notamment dans le monde de l’escalade. Mais j’ai remarqué que, par rapport à d’autres, je fatiguais très vite dans les interactions sociales. Même si j’aimais ça, vraiment. Ce n’était pas du tout un rejet. J’aimais être avec des amis, parler, partager. Mais au bout d’un moment, je me sentais vidée. J’ai commencé à en souffrir, en me disant que j’étais peut-être un peu étrange, un peu différente. Ce besoin de silence m’interrogeait profondément.
C’est là que j’ai trouvé du réconfort dans les livres. Dans les journaux d’écrivains, chez les poètes. Fernando Pessoa, par exemple, ce poète portugais de l’intranquillité, ou Proust… Il y en a beaucoup. Ces auteurs, je les lisais un peu comme on dialogue avec des amis, des êtres avec qui on partage une même sensibilité. Je sais que ces sensibilités existent, mais je m’en suis encore plus aperçue en écrivant ce livre notamment. Ce que j’écris résonne davantage envers les tempéraments plus introvertis, les artistes, les gens qui font de la photo, de l’aquarelle, qui posent un regard discret sur le monde. Et je me rends compte qu’en fait, on est très nombreux à être comme ça.
Aujourd’hui, j’ai compris qu’il fallait s’accorder des temps de respiration. La vie, c’est un peu comme une musique : elle ne peut se déployer que grâce aux silences, aux soupirs qu’on lui offre.
encordées : J’ai beaucoup idéalisé certaines expériences, en lisant Walden, La vie dans les bois, ou Dans les forêts de Sibérie. Je me disais : « Waouh, c’est génial, cette idée d’aller dans une cabane, de s’isoler du monde ». Et j’ai essayé de le faire… mais en réalité, j’ai trouvé ça pesant. Le silence, la solitude, même quand on les choisit, peuvent être lourds.
Je crois que ça dépend vraiment du tempérament de chacun, mais aussi du moment dans la vie où on le fait. Il y a des périodes où c’est nourrissant, et d’autres où ça devient presque trop. On peut fantasmer cette solitude choisie comme un état fertile, nourricier… mais parfois, elle devient morne, vide, un peu ennuyeuse. Elle peut nous renvoyer à notre propre vide intérieur. C’est ce que tu veux dire, non ?
encordées : Oui, c’est ça. Et du coup, pour combler ce vide parfois pesant, je vais écouter des podcasts, ou mettre un fond sonore… Et ça m’apaise.
Je trouve que c’est bien aussi, d’écouter un podcast. Tu vois, quand j’étais dans ma cabane en Ariège, ça m’est arrivé. Je crois que j’en avais un que je voulais écouter depuis longtemps. C’était justement en lien avec Walden : une prof de yoga, que j’avais entendue en conférence, a écrit un texte sur Thoreau, en le lisant un peu comme un yogi, parce que c’était aussi un ermite nourri de textes sanscrits, il connaissait un peu les traditions indiennes.
Donc voilà, même dans cette cabane, j’avais des livres, et j’ai écouté ce podcast. Mais bon, je n’en ai pas écouté beaucoup non plus. Après, je ne suis pas très musique. Enfin… je veux dire, je n’écoute pas souvent de la musique, parce que je suis très sensible. J’ai besoin de reposer mes oreilles. Quand j’écoute de la musique, je ne peux rien faire d’autre. Je ne peux pas la laisser en fond et écrire ou faire autre chose. Alors que je sais que certains y arrivent très bien. On est tous différents.
encordées : Et puis je trouve qu’aujourd’hui, dans le monde dans lequel on vit, le silence et la déconnexion sont presque devenus un luxe.
C’est ça que je veux dire : c’est une chance de pouvoir s’accorder ce silence dans sa vie. Parfois, on a une famille, des obligations sociales, un rythme soutenu… Mais si l’appel est vraiment fort, il faut réussir à s’octroyer ces moments. Pour moi, c’est presque vital. C’est comme une forme de nutrition essentielle, quelque chose de fondamental. Et je crois qu’on en a tous besoin, à des degrés différents.
Pour certains, ça va être simplement prendre dix ou quinze minutes entre deux rendez-vous pour se recentrer. Pour d’autres, ce sera partir faire une retraite, aller vivre quelque temps dans un lieu reculé. Et moi, mes petites respirations, ce sont d’aller grimper, jardiner, ou m’offrir, de temps en temps, des parenthèses comme celle que j’ai vécue en Ariège.
Je suis très attentive à ce qui m’entoure, donc en fait, je ne me sens pas seule. Même si, bien sûr, j’ai comme tout le monde des coups de fatigue ou des moments de blues, je me sens généralement bien quand je suis seule. Une petite balade autour de chez moi, en silence, ça ne me pèse pas – au contraire, j’en ai besoin.
encordées : On ressent que tu as une profonde sensibilité. Comment est-ce que tu gérais ça quand tu faisais des compétitions ? Car souvent, pour performer, on parle de « machine », comme si c’était quelque chose d’assez déshumanisé. Toi, comment tu vivais ça ?
Oui, je vois ce que tu veux dire. Moi, au contraire, j’avais souvent l’impression d’être entourée de « machines ». Et j’avais un fonctionnement un peu différent. Il a fallu que je trouve ma propre mélodie, ma manière à moi d’aborder les compétitions. Je faisais mes échauffements à mon rythme, je m’accordais un petit moment de relaxation, et surtout, j’essayais de ne pas voir les autres comme des concurrentes. C’était souvent des copines, en fait. En finale de Coupe du Monde, il y avait Liv Sansoz, Martina Cufar… c’était vraiment devenu des amies. Il y avait une relation de complicité plus que de rivalité.
J’essayais aussi de m’inspirer de ce que les autres pouvaient dégager de beau, de positif. Et je pense que ça m’a beaucoup aidée à canaliser mes émotions. Parce que j’étais très émotive, très sensible, parfois dans des situations où d’autres ne réagissaient pas du tout. Une injustice, par exemple, pouvait me bouleverser.
Mais paradoxalement, une fois que je grimpais, je retrouvais un silence intérieur. Juste avant de m’engager sur le mur, j’étais complètement tendue – j’avais parfois l’impression que j’allais m’évanouir. Il y avait ce moment de flottement entre l’isolement et le début de la voie. Et puis, dès que je posais les mains sur les premières prises, tout s’alignait. J’en parle un peu dans À la verticale de soi, de cette sensation un peu étrange.
C’est comme si tu perdais toute ta contenance, et puis d’un seul coup, tu es là, concentrée, totalement dans l’instant. Et je crois que le fait de faire de la compétition, d’être mise à l’épreuve à un moment imposé de la journée, ça t’apprend beaucoup. Tu dois être là, maintenant, pas plus tard.
Je me rappelle qu’Arnaud [Petit,son compagnon, ndlr] m’avait dit un jour : « Essaie de passer un bon moment. Tu ne peux pas rêver mieux comme entraînement qu’une vraie voie en compétition. Alors fais-la pleinement. Et amuse-toi ». Et ça, ça m’a permis de basculer dans ma tête. De transformer l’épreuve en jeu. De retrouver ce plaisir-là, cette envie de tenter, même si c’est pour tomber. De me dire : « Ce n’est pas grave, je recommencerai. » Et tout ça, au final, ça m’a énormément servie dans ma vie de grimpeuse sur les grandes parois. Ça m’a appris à mieux me connaître, à mieux gérer mes émotions. En résumé, la compétition m’a donné des outils très précieux.
encordées : Comment est-ce que tu as traversé cette exposition médiatique qui a accompagné ton parcours, et qui perdure encore aujourd’hui ?
Je ne me suis jamais vraiment sentie comme quelqu’un de très médiatisée. Au contraire. Avec ma sensibilité, j’ai accepté à certains moments de faire des films, notamment parce qu’on vivait aussi un peu grâce aux sponsors. Même si on « vivotait ». Ça permettait au moins de partir sur les projets qui nous faisaient rêver. Donc c’était un contrat implicite : ramener des images, parfois des textes.
Moi, j’aimais beaucoup écrire. Faire des articles, partager les récits, c’est quelque chose qui me plaisait. Mais c’est devenu plus difficile à partir du moment où les films ont pris une place centrale, et surtout quand c’est devenu presque une obligation de revenir avec une vidéo.
Je pense qu’aujourd’hui, dans le système de communication actuel, je serais assez malheureuse. Ce besoin d’être constamment visible à travers les stories, les vidéos, les posts… Cette injonction permanente à exister à travers les écrans, je la trouve très pesante. Ça me poserait problème je pense.
J’ai eu la chance de vivre cette époque juste avant, où on filmait entre nous. Et ensuite, au retour, c’était le caméraman ou le réalisateur qui faisait le montage. Il n’y avait pas cette pression du direct, ni cette omniprésence de l’écran. Hormis la caméra, on était encore relativement libres. Il n’y avait pas de téléphone portable qui nous suivait partout, en permanence.
encordées : Oui, exactement. Il y a cette exigence d’instantanéité aujourd’hui.
C’est ça, cette immédiateté, ce besoin d’être dans la réaction constante… Bon, après, je trouve qu’il y a aussi de très belles choses dans tout ça, notamment dans la mise en relation. Je ne dénigre pas du tout l’outil, parce que je trouve qu’il permet parfois de se connecter à des personnes avec une sensibilité proche, et de faire de très belles rencontres, même virtuelles. Je ne suis pas du tout opposée à ça. Mais je pense que, parfois, ça peut devenir aliénant. On peut se retrouver pris dans une sorte de frénésie, et au final, perdre un peu le lien avec la vie réelle. C’est un peu banal à dire, mais vrai.
Tu vois, quand tu passes ton temps à filmer, à photographier – même si c’est beau, même si c’est pour de bonnes raisons – par exemple pour un artiste qui veut garder une trace, une mémoire visuelle… Le téléphone, aujourd’hui, c’est un peu comme le journal intime ou l’album photo personnel. Donc oui, c’est important d’en avoir. Mais à force, on oublie ce regard direct, cette disponibilité, cette attention au réel qu’on peut avoir sans écran. Ça fait du bien, parfois, d’y revenir. Sinon, on risque de se couper du monde, de se créer une bulle un peu centrée sur soi – et c’est ce que je redoute, en fait.
Concernant la médiatisation, je me suis souvent posé des questions. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir Arnaud, par exemple, qui gère certaines choses, comme les stories. Moi, ce n’est pas quelque chose qui me passionne. Par contre, je réponds toujours aux messages quand on m’écrit, et ça, ça me fait plaisir. Et puis, j’aime bien participer à des émissions radio, ou à des podcasts quand on me le propose. Parce que, tu vois, à la radio, souvent, il n’y a pas d’image. Et je trouve ça très fort, ce rapport d’une voix à une autre. J’aime écouter les podcasts, plonger dans l’intime de quelqu’un. Donc cet aspect-là de la médiatisation, non, ça ne me pèse pas. Je suis même contente de pouvoir partager ce que j’aime, comme ça.
En fait, mon rapport à l’image, il est assez simple. Vers 34–35 ans, quand faire des films est devenu une sorte de nécessité pour continuer à exister dans ce milieu, ça a commencé à me peser. Et en même temps, je culpabilisais un peu, parce que je me disais : c’est aussi ce qui me permet de vivre. Mais je sentais que ça me fatiguait. C’est pour ça que j’ai arrêté pendant un moment, que j’ai fait une formation de yoga. Et ça m’a permis de revenir à l’écriture, à la contemplation, à autre chose. C’est ce qui m’a ensuite menée à écrire davantage, à publier mes livres. Et aujourd’hui, parler d’un livre, je trouve ça chouette. C’est un privilège, vraiment.
encordées : Est-ce que tu as déjà en tête un autre livre ?
Oui. Je l’ai déjà commencé il y a trois ans, pendant que j’écrivais celui-là. J’ai une trentaine de pages pour l’instant. J’avais envie d’écrire un livre qui s’appellerait L’Amitié des pierres – sur le rapport aux rochers, aux minéraux. Pas seulement en lien avec l’escalade, mais aussi dans la vie en général. Ce lien qu’on peut avoir avec la pierre, la roche… Ce truc très concret, très réel, très sensoriel, qui nous relie à la terre, à notre présence sur terre.
encordées : J’ai hâte de lire ça, alors…
Écoute, faut que je m’y remette ! Parce que là, c’est vrai que je ne fais pas grand-chose… à part planter des petites fleurs dans mon jardin.
Lire À l’écoute du silence
Résumé : « On peut, comme moi, grimper sur des parois immenses, dormir en paix avec cinq cents mètres de vide sous les pieds, mais être saisie de vertige dans un centre commercial. Marcher des heures durant avec un lourd sac à dos mais échouer à suivre une conversation recouverte par les décibels d’une chanson. Se sentir inadaptée en société et entourée au cœur d’une forêt. « Mon programme des jours à venir est d’une simplicité élémentaire et d’une ambition démesurée. Me mettre à l’écoute et laisser place au bruissement de la vie naturelle. M’ensauvager quelque temps pour mieux revenir au monde. » Ancienne championne d’escalade, Stéphanie Bodet souffre du bruit aliénant de notre société. Cette amoureuse de la nature décide de se retirer dans une cabane en Ariège. Les sens à l’affût, elle se lance dans un prodigieux voyage au cœur du silence. Son livre est le chant léger et grave de la terre, des airs, de la vie simple.
Éditeur : Équateurs Publication : 16 avril 2025 Prix : 20,00€ À découvrir ici
Réinventer ses rêves, voilà ce que propose Nolwen Berthier, grimpeuse de haut niveau, la 6e femme au monde à réussir une voie en 9a+, qui a décidé d’utiliser son image pour porter avec radicalité les enjeux écologiques. Elle a dressé dans le carnet Le monde du sport face à l’urgence écologique une série de portraits de celles et ceux ayant fait le choix de tracer d’autres chemins, avec courage, créativité et espoir. Des récits inspirants, profondément humains, qui montrent qu’un autre sport est possible : plus sobre, plus juste, plus aligné avec le vivant. Un livre pour nourrir ses rêves, et en faire naître de nouveaux. À glisser sans aucune hésitation dans son sac de grimpe ou de rando cet été.
C’est depuis Stockholm, entre deux trains, que Nolwen a répondu à encordées. Elle revenait d’un voyage à Flatanger, spot de grimpe norvégien qu’elle a rejoint à la voile. Un projet qui s’inscrit dans la pratique de l’escalade qu’elle défend dans Le monde du sport face à l’urgence écologique. Sa vision est claire : construire des rêves où le dépassement de soi est sain, à la fois vis-à-vis des autres, de la planète et de soi.
Collection Le monde du […] face à l’urgence écologique @ Editions La Plage
Ce carnet, qui s’inscrit dans la collection Urgence écologique, est une véritable source d’inspiration. Et d’espoir ! Il met en avant des personnalités issues du monde des sports outdoor qui ont décidé, après avoir pris conscience des enjeux environnementaux auxquels nous sommes confronté.e.s, de s’engager, chacun à sa manière, avec sa propre sensibilité :
Isabelle Autissier, navigatrice première femme à réaliser un tour du monde en solitaire, ancienne présidente de la branche française du WWF
Bénédicte Desreux, responsable RSE chez Millet Mountain Group
Olivier Erard, ingénieur des mines de Saint-Étienne spécialisé en glaciologie qui piloté l’adaptation du territoire de Métabief (Jura)
Younès Nezar, athlète de 100 mètres, co-fondateur et président de l’association Les Climatosportifs
Stéphane Passeron, membre de l’équipe de France de ski de fond pendant plus de 20 ans, porte parole du collectif NO JO !
Gérard Rougier, snowboarder, directeur territoires et environnement de la Fédération française de golf
Clothilde Sauvages, co-fondatrice de « Vent Debout », le podcast qui prône la place politique du sport
Xavier Thénevard, traileur vainqueur de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) en 2013, 2015 et 2018
Stan Thuret, cinéaste-navigateur ayant décidé de renoncer à la compétition
Des profils éclectiques qui donnent matière à penser, à questionner nos pratiques. Le tout présenté de manière synthétique et didactique.
« L’objectif est de donner de l’espoir, de donner envie d’agir » précise Nolwen. « Un des sujets majeurs liés à l’écologie dans la pratique de l’escalade est celui des déplacements. Les destinations qui font rêver sont celles qu’on voit sur Instagram : les États-Unis, Rockland en Afrique du Sud. On prenait finalement l’avion pour aller en Grèce alors que les meilleur.e.s grimpeur.se.s du monde viennent pour le caillou du sud de la France. On aurait pu simplement rester près de la maison. C’est finalement assez paradoxal car on va dans des endroits inaccessibles, on cherche à être seul.e et tranquille. Mais cela trouble toutes les autres espèces. Nous sommes privilégié.e.s, et avons un impact important sur la biodiversité, d’autant que notre activité connaît un boom du nombre de pratiquant.e.s. Finalement, j’ai de plus en plus l’impression qu’on consomme la nature pour notre passion et qu’il faut repenser cette manière de cohabiter, d’être moins dans la domination des humains sur la nature de manière générale. »
encordées : Pourquoi avoir choisi d’écrire ce livre ?
Ce livre s’inscrit dans la collection Urgence écologique, lancée par Ingrid Kandelman – qui accompagne la transformation des organisations, en particulier sur les questions écologiques. Quatre premiers carnets sont sortis au mois de septembre. Ils portent sur quatre secteurs : la mode, l’influence, la gastronomie et le journalisme. Chacun donne la parole à une dizaine d’acteurs, qui racontent leurs parcours et leur engagement écologique.
Ingrid a ensuite pensé au monde du sport. Elle m’a appelée pour me proposer de prendre en charge ce carnet-là. En résumé, je devais choisir les profils, interviewer les personnes, et retranscrire leur récit.
encordées : Avant de parler plus en détail du contenu du carnet, peux-tu rappeler en quoi l’impact environnemental du sport est problématique ?
Le secteur du sport est assez complexe, justement parce qu’il recouvre de nombreuses dimensions : le sport loisir, le sport événementiel, le sport business, sans oublier toutes les marques impliquées dans ce milieu. Cette diversité rend l’empreinte environnementale difficile à cerner, car elle s’étend de la pratique individuelle, quotidienne, jusqu’à un système économique global, avec ses événements, ses marques, ses associations, ses fédérations et l’ensemble des institutions qui l’encadrent.
« Concrètement on peut identifier 9 grands volets d’impact, que l’on appelle les limites planétaires : on y retrouve notamment le dérèglement climatique, et l’érosion de la biodiversité, l’acidification de l’océan ou encore les pollutions chimiques. Ce sont les seuils à ne pas dépasser pour que la planète reste habitable. Si l’on regarde ce qu’il se passe dans le sport sous ce prisme, cela concerne aussi bien les déplacements – qu’il s’agisse de spectateurs ou de pratiquants – que l’énergie nécessaire pour chauffer, climatiser ou éclairer les infrastructures sportives.
À cela s’ajoute la question de l’artificialisation des sols, avec la construction de gymnases, de stades ou de piscines. Sans parler de tout l’aspect matériel : la fabrication d’équipements, qui mobilise des ressources non renouvelables, et les déchets ou pollutions que cela peut engendrer. Ce n’est évidemment pas exhaustif, mais ce sont quelques exemples pour illustrer les enjeux environnementaux liés au sport.
encordées : L’impact des sports outdoor est parfois sous-estimé. Pourquoi est-il important d’en parler aussi ?
Quand on pratique un sport outdoor, on bénéficie souvent d’une image « écolo » – parce qu’on associe le lieu à la manière de pratiquer. On se dit que, puisqu’on est en pleine nature, on est censé la respecter. Ce raisonnement paraît logique… mais dans les faits, ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, les déplacements représentent un vrai point noir. On devient très dépendants des conditions météo et on cherche sans cesse de nouveaux spots. Résultat : on brûle du pétrole pour traverser la région, voire la France entière, juste pour aller pratiquer dans la nature.
Il y a une vraie ambivalence à ce niveau-là. Et on sous-estime aussi beaucoup notre impact sur la biodiversité. C’est un sujet encore trop absent du débat public. La biodiversité, c’est un peu la grande oubliée de la cause écologique aujourd’hui. Le dérèglement climatique, lui, a pris beaucoup de place dans les médias ces cinq ou six dernières années — mais la biodiversité, on en parle très peu. Pourtant, dans les sports outdoor, on est en contact direct avec la nature. On cherche des endroits isolés, là où il n’y a personne. Mais justement, ce sont souvent des lieux riches en espèces — animaux, plantes, etc. Et on a un impact énorme, même sans le vouloir : on dérange, on piétine… même quand on essaie de bien faire.
encordées : Une phrase m’a particulièrement frappée dans ton ouvrage : « J’ai dû réinventer mes rêves ». Tu peux nous en dire plus ?
Je fais partie d’une génération pour qui avoir une démarche écolo, c’était simplement faire le tri. Mes rêves se sont construits dans cet environnement-là. Sauf que, quand on prend réellement conscience de l’urgence écologique, il y a des choses qui ne sont plus possibles — indépendamment des rêves qu’on avait construits.
Par exemple, prendre l’avion pour aller passer un mois à Rocklands [secteur d’escalade situé en Afrique du Sud, ndlr], c’était totalement envisageable à une époque. De la même manière, quand j’étais jeune, je rêvais de faire une finale de Coupe du monde. Mais aujourd’hui, ce que ça demande en termes d’impact — déplacements, entraînement, rythme de vie — ce n’est plus compatible avec mes convictions.
Alors parfois, on peut réinventer le « comment ». Si je reprends l’exemple de Rocklands, ce serait imaginer une expé à la voile pour y aller autrement. Mais il y a aussi des cas où il faut carrément inventer de nouveaux rêves — des rêves qui soient en accord avec ses valeurs, pour rester aligné, et que ça continue à rendre heureux.
Et ça, ce n’est pas évident, parce qu’on évolue dans une société qui continue de valoriser ces anciens rêves. Si je reprends encore une fois Rocklands : chaque été, on est matraqués d’images du site [dans les médias de grimpe, sur les réseaux sociaux, ndlr], parce que la majorité des gens y vont encore. Donc même si tu veux t’en détacher, la norme te le remet constamment sous les yeux.
encordées : J’imagine que toi, en tant que grimpeuse, tu dois être frustrée de ne pas pouvoir aller partout.
Non, pas vraiment. Parce que j’arrive quand même à construire des projets qui sont en accord avec qui je suis. Par exemple, je suis allée à Flatanger [en Norvège, ndlr], et je suis vraiment contente de la manière dont je l’ai fait. J’arrive à nourrir une partie de mes rêves simplement en changeant la manière de les atteindre. Donc non, il n’y a pas de frustration à avoir. C’est d’ailleurs pour ça que je parle de réinventer ses rêves. L’enjeu, c’est de réussir à construire des choses qui nous font vibrer, qui nous donnent envie de mettre de l’énergie, mais en dehors de la norme dominante de la société.
Et je pense que si on parvient à nourrir des rêves qui vont dans ce sens-là, alors, au fond, il n’y a plus de frustration — parce qu’on est alignés avec soi-même.
Après, il faut rester lucide. L’écologie, ce n’est jamais tout noir ou tout blanc. C’est une histoire de compromis, de nuances de gris. Il y a toujours quelque chose à redire. Même le fait d’aller en Norvège à la voile, ça peut être critiquable. Rien n’est parfait. La vraie question, c’est : quelles sont les limites qu’on se fixe ? Qu’est-ce qu’on considère comme acceptable ? Qu’est-ce qu’on juge suffisant ?
Ce que je trouve difficile dans le combat écologique, en revanche, c’est qu’on a souvent l’impression de ne jamais en faire assez. Et ça, pour le coup, oui, c’est une vraie source de frustration.
encordées : Le sport est souvent associé à des valeurs positives – dépassement de soi, solidarité. Comment les concilier avec les changements profonds que demande l’écologie ?
Je pense qu’il faut réussir à construire une forme de dépassement de soi qui ne dépasse pas les limites planétaires, et qui rassemble les humains au lieu de les diviser. Le dépassement de soi, en soi, ce n’est pas un problème. Ce qui l’est davantage, c’est la quête systématique de dépassement de l’autre. L’enjeu, c’est d’imaginer une pratique sportive qui soit plus collective, plus joyeuse. Et qui nous rassemble.
encordées : Est-ce que ça veut dire, potentiellement, renoncer aux compétitions telles qu’elles existent aujourd’hui ?
La compétition, c’est un cadre où le dépassement de soi est poussé à son paroxysme. Et ça peut être très fort. Je l’ai vécu : dans certaines compétitions, je me suis vraiment dépassée, mais pas forcément pour battre l’autre — c’était un dépassement personnel. Après, je pense que ça dépend de l’état d’esprit dans lequel on entre dans la compétition. Ce n’est pas vécu de la même manière par tout le monde. En revanche, le modèle actuel des compétitions, où on s’entraîne toute l’année pour prendre l’avion tous les week-ends et faire le tour du monde, ça, oui, c’est clairement à repenser.
encordées : Tout le monde n’a pas envie de revoir ce modèle, non ?
J’ai l’impression que tout le monde est à peu près conscient des enjeux. Mais ça demande de renoncer, de réinventer ses rêves — et ce n’est pas facile, surtout quand la société te répète : « Tu seras heureux.se quand tu monteras sur le podium des Jeux olympiques. »
Ce n’est pas simple. Et c’est pour ça que ce ne peut pas être uniquement un changement individuel. Il doit aussi être institutionnel. Tant que les fédérations ne s’empareront pas du sujet, rien ne pourra vraiment bouger. On ne peut pas faire reposer toute la responsabilité sur les épaules des compétiteurs. C’est un changement systémique qui doit avoir lieu.
encordées : Le sport est souvent perçu comme apolitique. Est-ce que ton livre cherche à bousculer cette idée ?
Je pense que c’est un mythe, cette idée-là. On aime se dire que le sport est apolitique – on le répète souvent. Mais en réalité, il ne l’est pas du tout. Les sportifs ont une influence énorme aujourd’hui, et le sport, dans son ensemble, a une place centrale dans notre société.
Clothilde Sauvages [à l’origine du podcast Vent Debout, ndlr] le dit très bien dans le carnet : le sport est partout. Il y a une étude du MIT qui montre que, depuis les années 1950, les sportifs ont plus d’influence sur nos sociétés que les politiques. Je trouve que ça résume bien la situation. On aimerait que le sport soit apolitique… mais il suffit de regarder l’argent qui y circule, notamment via les marques, pour comprendre qu’il ne l’est pas du tout.
encordées : Penses-tu que les sportifs de haut niveau doivent être exemplaires avant de prendre la parole sur l’environnement ? Ou, au contraire, assumer leurs contradictions ?
Je pense que ça pose une vraie question : est-ce qu’on doit assumer l’empreinte environnementale de son métier ? Et souvent, on a du mal à voir le fait d’être sportif de haut niveau comme un métier. Pourtant, c’en est un. Et ce qui est frappant, c’est qu’on pose beaucoup plus facilement cette question-là à un.e sportif.ve qu’à d’autres professionnels. On va rarement demander à un ingénieur chez Airbus : « Est-ce que tu te sens légitime pour parler d’écologie, vu ce que tu fais ? » Pourtant, c’est la même problématique. Simplement, le sport est plus exposé, plus visible.
Mais aujourd’hui, on ne peut plus faire semblant. On ne peut plus ignorer les contradictions. Donc oui, être sportif de haut niveau, comme être ingénieur chez Airbus, ça pose des questions. Et je sais que beaucoup de gens, même sans forcément prendre la parole publiquement, vivent des contradictions personnelles très fortes, parce que leur conscience écologique grandit. Et ça entre en tension avec leur métier, avec leur rôle dans la société.
Comme on réinvente nos rêves, il faut aussi apprendre à réinventer nos métiers. Et c’est complexe, parce qu’il y a aussi la réalité de devoir gagner sa vie. Rien n’est simple. Mais il faut pouvoir avoir ces discussions-là.
encordées : Est-ce que tu envisages de prolonger ce travail par d’autres projets autour du sport et de l’écologie ?
Oui, tout à fait. Il y a par exemple Ordinary Project, un programme de formation pour les athlètes et leurs sponsors, mis en place par Protect Our Winters. J’ai participé à la conception de ce programme. Ce projet combine exactement ces enjeux : comment former les athlètes pour qu’ils avancent dans leur relation professionnelle avec les marques, et en même temps faire évoluer ces marques sur les questions écologiques. L’objectif, c’est que tout le monde soit à la fois plus à l’aise sur ces sujets-là et puisse mieux y contribuer.
C’est un exemple parmi d’autres. Par exemple, sur un autre projet en Norvège, on a tourné un film, une fiction un peu dystopique. Il raconte l’histoire de deux petits personnages qui s’échappent d’une société de contrôle pour aller grimper dehors en Norvège. À travers ce voyage, ils s’émancipent de toutes les valeurs imposées par la société, et redécouvrent l’émerveillement.
Lire Le monde du sport face à l’urgence écologique
Le monde du sport face à l’urgence écologique @ Editions La Plage
Résumé : Le sport est aujourd’hui au coeur d’une industrie dont les empreintes carbone et biodiversité sont très fortes. La quête de dépassement de soi et d’exploits sportifs peut éclipser les considérations environnementales. Pourtant, dans ce secteur, des personnalités inspirantes, talentueuses et pionnières sont en train de changer en profondeur leurs pratiques. « Le Monde du sport face à l’urgence écologique » permet de découvrir leur histoire et leur engagement.
Editeur : La Plage Publication : 16 avril 2025 Prix : 6,95 € À découvrir ici
Flashed revient sur une performance qui marque un tournant dans l’histoire de l’escalade : la première ascension flash d’une voie sur El Capitan, réalisée en novembre 2024 par l’Autrichienne Barbara Zangerl. En trois jours, la grimpeuse de 36 ans a enchaîné, sans chute ni repérage préalable, les 1000 mètres de Freerider (7c+ max), l’une des lignes les plus emblématiques de la paroi californienne.
Rendue célèbre auprès du grand public par le solo intégral d’Alex Honnold en 2017, Freerider a été libérée en 1998 par les frères Huber. Elle devient aujourd’hui le théâtre d’un nouvel exploit : celui de Barbara Zangerl, première grimpeuse – et première personne, tous genres confondus – à signer un flash sur El Capitan. Son partenaire, Jacopo Larcher, est passé tout près de l’exploit lui aussi, chutant une seule fois sur le crux de la célèbre Huber Pitch.
Le documentaire suit les deux grimpeurs durant leur ascension et donne à voir à la fois la rigueur de la préparation mentale, l’intensité de la grimpe et la complexité de ce type de projet. Plus qu’une simple performance physique, il s’agit d’un accomplissement technique et stratégique où chaque décision a un poids.
« Toujours essayer. Parce qu’on ne sait jamais vraiment ce dont on est capable »
Barbara Zangerl n’en est pas à son premier fait d’armes. Révélée dans le monde du bloc à la fin des années 2000, elle est la première femme à réussir un 8A+/B en 2008. Après une blessure sérieuse à la colonne vertébrale, elle se tourne vers l’escalade sportive puis vers le trad et les big walls, avec un parcours jalonné de premières féminines remarquées : Prinzip Hoffnung, The Path, Greenspit, ou encore Magic Line (8c+), gravie en 2023 dans le cadre du « Yosemite Double », l’enchaînement de deux voies de trad les plus difficiles du parc national américain.
Elle a également été la première femme à enchaîner la trilogie alpine (Silbergeier, Der Kaiser’s neue Kleider, End of Silence), et a été nommée Aventurière de l’année par National Geographic en 2019. Malgré son palmarès impressionnant, Zangerl continue de travailler comme manipulatrice en électroradiologie, menant de front une carrière professionnelle et une pratique de haut niveau. Une stabilité qui, selon elle, alimente sa motivation.
Avec ses images immersives et son rythme sobre, Flashed ne mise pas sur le sensationnalisme mais sur l’authenticité. On y découvre une grimpeuse humble, obstinée, dont la devise résonne comme un credo pour tous les passionnés d’aventure : « Toujours essayer. Parce qu’on ne sait jamais vraiment ce dont on est capable. »
Salomé, grimpeuse lyonnaise, vous propose de découvrir les Calanques autrement, sans voiture. Une aventure qu’elle a mené aux côtés d’Ambroise, son compagnon. Elle nous raconte tout cela dans un récit mêlant conseils pratiques et émerveillement, tout en montrant que cet endroit, accessible en train depuis Lyon, est un véritable terrain de jeu pour les amateurs de grandes voies. Et qui sait, peut-être que son expérience vous inspirera à allier escapade en train et escalade.
encordées : D’où vous est venue l’idée de ce trip dans les Calanques ?
On avait déjà eu un bel aperçu des Calanques lors d’un week-end d’initiation à la grande voie avec le CAF. On avait dormi à Cassis, et un jour, on avait décidé de partir grimper à En-Vau à pied, en laissant les voitures derrière nous. Et c’était hyper chouette ! Le départ se faisait depuis le centre-ville, et cette approche à pied s’était révélée aussi simple qu’agréable. On en avait gardé un très bon souvenir.
Alors, quand on a commencé à penser à une nouvelle sortie, le choix des Calanques s’est imposé naturellement. D’abord parce que c’est un coin sublime, mais aussi parce que c’est facile d’accès en train depuis Lyon. D’autant que l’on avait envie de voir la mer ! Janvier, c’est une période parfaite pour grimper là-bas : pas trop de monde, une lumière magnifique, et des températures agréables !
On savait qu’avec le train, on devait réserver à l’avance. Forcément, ça laissait moins de place à l’improvisation. Mais on s’était dit que, même si la météo tournait mal et qu’on ne pouvait pas grimper, ce ne serait pas perdu : on en profiterait pour aller se balader dans Marseille. Bref, quoi qu’il arrive, on allait passer un bon moment.
encordées : Pourquoi avoir choisi de tout faire sans voiture ?
En mai dernier, notre voiture est tombée en panne… et on n’a pas eu envie d’en racheter une. Ce choix, un peu par défaut au départ, est vite devenu une vraie occasion d’explorer d’autres manières de se déplacer. On avait déjà expérimenté le combo vélo-grimpe, et cette fois, on s’est dit : pourquoi ne pas tester le train-pied-grimpe ?
C’était aussi une manière d’embrasser un autre rythme. Prendre le temps de marcher jusqu’à la voie, d’entrer dans le paysage au fur et à mesure, de sentir les choses se mettre en place lentement. Il y a une forme de cohérence, presque de poésie, à se rendre à pied sur un site d’escalade.
Et puis, on avait moins de jours devant nous que pour une virée d’été. Le train s’est imposé comme une alternative plus rapide que le vélo, mais tout aussi enthousiasmante.
encordées : Comment vous êtes-vous organisés ?
Jour 1. Départ à 09h06 de Lyon. Le train file rapidement, et à 10h50, nous voilà arrivés à Marseille. Un petit transfert en TER (de 23 minutes), puis 20 minutes de bus, de la gare au centre-ville. C’est un début de voyage parfait : on se pose au soleil pour déjeuner à Marseille, avant de flâner dans les rues et de savourer l’atmosphère de la ville. Ce premier jour est une parenthèse, un avant-goût des vacances.
Jour 2. La première journée d’escalade commence sur les falaises de Castelviel. On part du centre-ville de Cassis, et après environ 2h-2h30 de marche d’approche, on arrive enfin à la paroi. On attaque Les Dents de la Mer, une voie splendide. La paroi est très verticale, et la vue sur la mer est juste incroyable. On est quasiment seuls sur la face, et sous le soleil éclatant, c’est un véritable paradis. L’escalade est intense, mais l’environnement est tellement magique qu’on oublie la fatigue.
Jour 3. Direction Cap Canaille pour la journée. On part du centre-ville, cette fois pour une marche d’approche un peu plus courte, environ 1h30. On grimpe sur la voie Bourreur de Rousse. L’ambiance est absolument impressionnante, un peu comme dans le Wadi Rum, en Jordanie, avec des falaises rouges et une immensité à couper le souffle. Ce jour-là, la falaise est pleine de grimpeurs, et il y a aussi pas mal de touristes au sommet. On s’est fait des copains de grimpe au relais. On a fini la journée à dîner ensemble le soir. Le fait de venir à pied crée tout de suite des liens, et la conversation s’engage naturellement.
Jour 4. La météo, malheureusement, ne nous permet pas de grimper. Le vent souffle fort, avec des rafales impressionnantes. On décide donc de retourner à Marseille. Ce n’est pas un échec, bien au contraire. On en profite pour visiter le MUCEM. Le retour se fait en toute tranquillité, et à 20h12, nous prenons le train pour Lyon.
encordées : Y a-t-il eu des moments où vous avez regretté d’être partis sans voiture ?
On n’a pas regretté une seconde d’avoir laissé la voiture de côté. C’est vrai, avec une voiture, on aurait probablement pu grimper dès le premier jour, ou filer vers une falaise plus abritée quand le vent s’est levé. Mais au final, c’était aussi agréable de se laisser porter par un autre rythme. Profiter autrement. On a pris le temps de bien manger, de s’offrir un bon resto, d’aller voir une expo au musée.
encordées : Quelles grandes voies avez-vous choisies ?
Pour choisir nos grandes voies, on s’est surtout laissés porter par l’envie de grimper, plus que par les temps de marche. On a visé les faces sud, histoire de profiter au maximum du soleil d’hiver. Ambroise n’avait encore jamais grimpé à Castelviel, et j’avais très envie de lui faire découvrir le secteur. Dans Les Dents de la Mer, on s’est offert une pause goûter sur une vire, seuls au monde, écrasés de soleil, avec la mer pour décor. C’était un moment suspendu. Ambroise a eu un vrai coup de cœur pour la dernière longueur, fine et aérienne, avec le vide sous les pieds. Moi, j’avais mal aux pieds à ce moment-là, alors j’ai davantage savouré les longueurs précédentes.
Le lendemain, sur Bourreur de Rousse, on a un peu plus bataillé. Dès la première longueur, je me suis trompée de relais. On a dû en bricoler un un peu plus haut pour éviter un tirage infernal… mais ça ne nous a pas épargné un énorme sac de nœuds. Premier vrai gros sac de nouilles de notre cordée : 45 minutes à détricoter le chantier.
encordées : Qu’avez-vous mis dans votre sac ?
Les cordes, la frontale, les casques, les baudriers, les dégaines, les chaussons d’escalade : le strict nécessaire pour grimper en grande voie. On a glissé chacun un pantalon de grimpe, deux tee-shirts, un petit sac pour emporter le minimum sur la voie. Et puis, on a aussi pris le temps d’ajouter l’appareil photo argentique et un livre chacun.
encordées : Quel a été votre moment préféré (en dehors de l’escalade) ?
Les marches d’approche, parfois longues, ont aussi participé à la beauté du voyage. Traverser la calanque à pied, dans la lumière dorée du matin ou celle plus douce du soir, c’était déjà une aventure en soi. Après notre grande voie à Castelviel, je me suis baignée à En-Vau. C’était une sensation de liberté totale, un vrai luxe.
À Cap Canaille, on a rencontré deux autres grimpeurs au relais. Comme il y avait un peu d’attente, on a discuté, plaisanté, partagé des anecdotes suspendus à mi-paroi. Le courant est bien passé, et le soir, on s’est retrouvés pour boire un verre, puis on a enchaîné sur un dîner improvisé. C’était simple, spontané, et vraiment sympa. Ce genre de rencontres, elles arrivent plus facilement quand on vient à pied, sans être pressés, ouverts à ce que la journée peut apporter.
encordées : Avez-vous d’autres projets du même genre en tête ?
Pour notre prochain projet grimpe, on avait envie de faire Lyon-Céüse pour nos vacances d’été, mais plutôt à vélo. Et évidemment, on se garde l’option train pour quand on aura un peu de temps, mais pas trop.
Aucune femme n’apparaît dans le top 100 des athlètes les mieux rémunérés. Une phrase qui résonne comme une réalité frappante dans le monde du sport professionnel. Car malgré des évolutions notables sur le plan des mentalités et des politiques sportives, l’écart économique entre les athlètes masculins et féminins reste encore abyssal. Les raisons de cette inégalité sont multiples, allant des stéréotypes de genre profondément ancrés à la faible visibilité du sport féminin. Alors que des figures comme Serena Williams ou Naomi Osaka ont marqué l’histoire, le monde du sport professionnel continue de faire face à un plafond de verre pour ses athlètes féminines. Tant en termes de rémunération que de reconnaissance.
À temps de travail équivalent, le salaire moyen des femmes reste inférieur de 14,2 % à celui des hommes.
Les femmes occupent 42 % des postes salariés du secteur privé en équivalent temps plein, mais ne représentent que 24 % du top 1 % des emplois les mieux rémunérés.
À poste et établissement identiques, l’écart de salaire net en équivalent temps plein se réduit toutefois à 3,8 %.
(Source : INSEE)
Le monde du sport n’échappe pas à ce phénomène, qu’il s’agisse des salaires ou des primes. À titre d’exemple, l’équipe féminine de football des États-Unis, qui génère pourtant davantage de revenus que son homologue masculine, a déposé une plainte pour discrimination salariale contre la fédération américaine (U.S. Soccer) en 2016, affirmant percevoir 75 % de moins que les hommes.
Aucune femme dans le top 100 des athlètes les mieux payés en 2024
Depuis 1990, le magazine économique américain Forbes publie chaque année un classement des athlètes les mieux rémunérés. À ses débuts, la liste ne comptait que trente noms, et certaines femmes parvenaient à y figurer, notamment les grandes tenniswomen de l’époque comme Steffi Graf, Gabriela Sabatini, Monica Seles ou encore Jennifer Capriati.
« Les premiers classements faisaient la part belle aux sports individuels, avec seulement onze athlètes de sports collectifs en 1990 et neuf en 1991 », précise le magazine sur son site. En 2018, la tendance s’est inversée : « Les sportifs issus des disciplines collectives représentaient 82 % du classement. Les salaires dans ces sports ont explosé ces 25 dernières années, les médias dépensant des milliards de dollars pour acquérir les droits de diffusion en direct. Le plus haut salaire de la NBA en 1990 était de 3,75 millions de dollars pour Patrick Ewing. En 2018, Stephen Curry a empoché 34,7 millions de dollars avec les Golden State Warriors. »
L’année 2018 marque un tournant : pour la première fois, aucune femme ne figure dans le classement des athlètes les mieux payés. Devenu un top 50 en 2010, puis un top 100 en 2012, le classement Forbes reflète de plus en plus l’écart croissant entre les genres.
« L’absence de femmes dans ce classement s’explique par plusieurs facteurs », poursuit le magazine. « La tenniswoman chinoise Li Na a pris sa retraite en 2014, Maria Sharapova, classée onze années consécutives, subit encore les conséquences de sa suspension de 15 mois pour dopage, et Serena Williams n’a participé à aucun tournoi WTA depuis janvier 2017, date à laquelle elle a annoncé sa grossesse. Son total de gains s’est donc limité à 62 000 dollars cette année-là, contre 8 millions l’année précédente. »
Et en 2024, la tendance persiste : aucune athlète féminine ne figure dans le top 100. Avec des revenus estimés à 34,4 millions de dollars, la jeune star du tennis Coco Gauff, 20 ans, réalise toutefois l’une des meilleures performances financières pour une sportive. Elle reste néanmoins loin derrière ses consœurs Naomi Osaka et Serena Williams, qui avaient atteint respectivement 57,3 millions et 45,9 millions de dollars en 2022, la classant cette année à la 125e place.
Pour la première fois dans l’histoire des données de Forbes, chacun des dix athlètes les mieux payés en 2024 a gagné plus de 100 millions de dollars, dépassant ainsi le précédent sommet de huit athlètes en 2023. Du côté des femmes, les 20 athlètes les mieux rémunérées ont cumulé plus de 258 millions de dollars en 2024, marquant une augmentation de 15 % par rapport aux 226 millions de dollars enregistrés en 2023.
Cependant, le total combiné des revenus des sportives représente moins de 12 % des revenus des 20 sportifs les mieux payés au monde, qui ont généré un montant estimé à 2,23 milliards de dollars en 2024.
Une supportrice sur l’UTMB 2024 (@Coralie Havas)
Le sport féminin continue toutefois d’être perçu comme moins « rentable »
De tels écarts renforcent le préjugé selon lequel « les hommes sont de meilleurs athlètes que les femmes » et qu’ils sont plus légitimement présents dans le sport. Cependant, la réalité est bien plus complexe. Prenons l’exemple de deux phénomènes du basketball, des joueurs d’exception qui n’émergent qu’une fois par génération : l’Américaine Caitlin Clark, sélectionnée par le Fever de l’Indiana, membre de la WNBA pour la saison à venir, et le Français Victor Wembanyama, choisi par les Spurs de San Antonio lors de la saison précédente en NBA.
« Leur talent transcende les limites du terrain ; leur attrait auprès du public et leur charisme personnel sont tout aussi impressionnants », note Forbes. « Il n’y a jamais eu de doute sur leur statut de premier choix, leur suprématie sur le terrain étant incontestable. » Pourtant, Caitlin Clark se heurte à des plafonds salariaux bien inférieurs à ceux de la NBA. « Cette disparité salariale est souvent attribuée à des facteurs comme l’audience, les revenus publicitaires et la popularité générale du sport féminin par rapport à celui des hommes. Toutefois, de nombreux défenseurs de l’égalité des sexes dans le sport affirment que ces différences sont injustifiées et appellent à des réformes pour garantir un salaire égal pour un travail égal, quel que soit le genre », poursuit Forbes.
Quand on examine de plus près, on constate que Victor Wembanyama a signé un contrat de quatre ans d’une valeur de 55 millions de dollars. De son côté, Caitlin Clark a reçu 338 056 dollars. Pas par an, mais pour ses quatre premières années au sein de la WNBA.
Il existe cependant des raisons d’espérer. Depuis 2007, Roland-Garros a instauré l’égalité des primes entre hommes et femmes. Cette politique est désormais appliquée dans de nombreux sports, tels que le biathlon, le surf ou encore les CrossFit Games. Actuellement, 35 fédérations suivent ce modèle et distribuent des dotations égales pour les hommes et les femmes.
Le sport féminin continue cependant d’être perçu comme moins « rentable », moins médiatisé, moins sponsorisé, moins suivi et donc moins rémunéré. Une boucle infernale, alimentée par des stéréotypes et une vision archaïque du sport. Cette inégalité trouve ses racines dans l’histoire. Pendant longtemps, certaines disciplines sportives ont été fermées aux femmes ou leur développement a été limité, ce qui a laissé des traces durables sur les structures et les investissements dans le sport féminin.
Katie Schide sur l’UTMB 2024 (@Coralie Havas)
Aujourd’hui encore, 40 % des filles abandonnent le sport au début de l’adolescence, soit deux fois plus que les garçons. Les raisons sont multiples : un manque de confiance en soi (environ 6 filles sur 10 estiment ne pas avoir les compétences nécessaires pour continuer), des stéréotypes de genre (avec des idées reçues sur les « sports pour filles » ou les jugements sur les corps dits « trop musclés »), l’absence de modèles féminins (moins de 30 % des coachs et entraîneurs sont des femmes), ainsi que la pression des études et des obligations sociales. À l’âge de 17 ans, 51 % des filles déclarent être trop occupées par leurs études et leur vie sociale pour continuer à pratiquer une activité sportive.
De plus, les sports pratiqués par les femmes, moins médiatisés, génèrent moins d’opportunités de sponsoring, ce qui, selon les fédérations et sponsors, justifie les écarts de rémunération. Le manque de visibilité du sport féminin dans les médias empêche les marques de proposer des contrats de sponsoring aussi lucratifs que ceux offerts aux stars masculines telles que LeBron James, Cristiano Ronaldo ou Tom Brady (football américain). Même les sportives évoluant dans des disciplines dominées par les hommes, comme Ronda Rousey en MMA, ont peu de chances d’apparaître un jour dans les classements des athlètes les mieux rémunérés.
Ces disparités financières forment un véritable cercle vicieux qui freine la progression des sportives. Faute de rémunération suffisante, elles doivent jongler entre l’entraînement et un emploi classique. Or, une athlète qui s’entraîne moins voit ses performances stagner, ce qui conduit à une moindre visibilité médiatique et donc à des opportunités de sponsoring limitées, impactant ainsi sa rémunération.
Et les sports outdoor dans tout ça ?
Dans des disciplines comme l’escalade, l’alpinisme ou le trail, les chiffres restent flous. En d’autres termes, il est difficile de savoir exactement combien gagnent les athlètes. La plupart des compétitions proposent une rémunération égale, et bon nombre d’entre elles se déroulent en même temps que celles des hommes (en trail, par exemple) ou presque (sur la même journée ou le même week-end). Mais qu’en est-il des contrats de sponsoring ? Et des possibles disparités salariales entre hommes et femmes ? Le sujet reste largement ignoré. Alors, nous avons décidé de le soulever chez encordées. Affaire à suivre.
Avec Et vous passerez comme des vents fous, Clara Arnaud signe un roman puissant, mêlant poésie et biologie, qui nous emporte au cœur des Pyrénées. Récompensé par le Prix du roman d’écologie 2024, l’ouvrage aborde la question sensible de la cohabitation entre humains et ours, sans jamais céder au manichéisme. Présente fin mars au festival Agir pour les glaciers à Bourg-Saint-Maurice, l’autrice, installée en Ariège, y a partagé sa vision d’un monde vivant à écouter autant qu’à raconter.
Un constat se lit entre les lignes du dernier roman de Clara Arnaud : émerveillons-nous tant qu’il est encore temps, levons le pied, écoutons la nature, inspirons-nous d’elle. Vous n’y trouverez cependant aucun jugement moralisateur. Un équilibre délicat, étant donné le sujet abordé : la question de l’ours dans les Pyrénées.
Dans Et vous passerez comme des vents fous, on suit alternativement trois personnages. Gaspard, un berger pyrénéen, s’apprête à remonter en estive avec ses brebis, hanté par un accident tragique survenu la saison précédente. Alma, une jeune éthologue, vient d’intégrer le Centre national pour la biodiversité, dans le but d’étudier le comportement des ours et de proposer des réponses adaptées à la prédation du plantigrade. Le tout est ponctué par l’histoire de Jules, jeune saltimbanque parti, à l’orée du XXe siècle, tenter sa chance à New York avec son animal.
« J’ai besoin d’avoir une relation intime avec le territoire sur lequel j’écris », explique Clara Arnaud. « Je n’écris jamais sur les Pyrénées ou sur l’Asie centrale. Mais j’écris à partir de. Parce que j’y vis, je les traverse. J’y consacre du temps. » Géographe de formation, l’autrice utilise aussi la cartographie — ce qui est directement avec lien avec sa pratique de la marche.
Au-delà de cette immersion, à la fois active et contemplative, l’hyperactive Clara Arnaud prend aussi le temps d’échanger avec les natifs de ces lieux. « Je suis toujours plus ou moins de passage. À mon âge, je ne serai jamais ‘de quelque part’. Avoir une vie ancrée sur une, voire plusieurs générations, ce n’est pas mon histoire, ni celle de ma famille », confie-t-elle. « C’est pourquoi j’aime me raccrocher à leurs récits, ainsi qu’aux représentations artistiques qui sont faites de ce territoire. »
« J’ai écrit ce livre en glissant mes pas dans ceux des gens de l’OFB [Office Français de la Biodiversité, ndlr], ainsi que d’un réseau de bénévoles qui s’occupent du suivi de la population d’ours », poursuit l’autrice. « Ils notent les traces, les poils, les empreintes, et répertorient les individus. Ceux qui sont encore là, ceux dont on ne retrouve plus la trace, que l’on considère comme morts ou probablement partis. »
Pour les personnages issus du monde pastoral, Clara Arnaud a accompagné des bergers, véritables médiateurs entre elle et la montagne. « C’était un réservoir de connaissances explique-t-elle. « Certains avaient un savoir scientifique, des connaissances naturalistes bien plus développées que les miennes. Ils m’ont appris à reconnaître les traces de l’ours, à anticiper la pluie, à savoir quand se mettre à l’abri. Et évidemment, quand on fait ces suivis, on est hors sentiers. Et les bergers aussi le sont, avec un rapport au territoire profondément différent. Ils en ont une connaissance extrêmement fine, liée à leur pratique quotidienne. »
L’autrice a été particulièrement marquée par Francis, un berger qu’elle décrit comme une sorte de passeur, féru à la fois d’orientologie et de botanique, sans oublier l’histoire locale. « Il ne fait pas le métier de berger : il est berger », souligne-t-elle. Fait rarissime : Francis réalise ses estivales sur la même montagne depuis quarante ans. Il en est donc devenu le témoin privilégié, observant ses moindres évolutions.
Ce qui a le plus frappé Clara Arnaud, c’est le rapport presque sacré que Francis entretient avec son environnement. « Il est vraiment dans le prendre soin. Non seulement des brebis, mais de toute la montagne » détaille-t-elle. « Il m’a même confié ses carnets de berger. Il en écrivait des tartines. On y retrouve ce souci constant des autres. C’est un grand lecteur, un grand poète. […] Je lui dois même le titre du roman, qui est le dernier vers d’un poème arménien qu’il m’a fait découvrir. »
Et vous passerez comme des vents fous (@Coralie Havas)
Comment Clara Arnaud raconte la montagne
« J’ai eu la chance de grandir dans une famille où il n’y avait pas de hiérarchie entre les êtres vivants. Ce n’était pas formulé ainsi, mais c’était vécu comme ça avec mes parents », confie l’autrice. Une enfance qui, sans aucun doute, a nourri son écriture. « J’observais le paysage alentour comme un écosystème peuplé d’êtres vivants. Et la manière dont j’écris le monde vivant est très influencée par ces représentations. »
« Je pense qu’il est nécessaire d’aller plus loin dans nos perceptions », poursuit Clara Arnaud. « Aussi bien olfactives que visuelles, etc. Et ce n’est pas du tout quelque chose que l’on nous enseigne à l’école. »
Pas question, pour autant, de raconter une montagne sauvage, vierge de toute présence humaine. Ce qu’elle dépeint, c’est plutôt un lieu habité, partagé entre humains et autres organismes vivants, où la cohabitation est parfois complexe. « Je veux aussi bien raconter les tensions, les frictions que les interdépendances », précise-t-elle. « Car le roman, c’est un art d’‘aller vers’. C’est faire le pari de ne pas raconter le monde uniquement par le prisme de son propre regard, mais de se dire : ‘Je vais essayer d’adopter le regard, la sensibilité de quelqu’un d’autre. Et je vais m’y essayer au plus près de ce que je peux faire.’
« Même si, quand je me mets dans la peau de quelqu’un dont la pensée est diamétralement opposée à la mienne, je ne finis pas forcément par être d’accord avec lui » nuance-t-elle. « Mais ce chemin me permet de ne pas en faire une caricature. C’est ce que j’ai essayé de faire avec ce livre. Et je pense que c’est pour cela qu’il a été bien reçu en Ariège, y compris par des personnes qui ne partagent pas mes idées sur ces sujets dans la vie de tous les jours. »
La littérature de voyage au féminin
Quand on l’interroge sur l’écoféminisme — courant philosophique, éthique et politique né de la conjonction des pensées féministes et écologistes — la réponse de Clara Arnaud est claire : « Il est évident pour moi qu’aujourd’hui, quand on parle d’écologie, on doit forcément inclure une pensée décoloniale et une pensée féministe. Il y a quand même un rapport au monde conquérant, extractiviste, etc., qui s’est construit au détriment d’une autre partie du monde. »
« J’ai grandi dans une famille où ça ne faisait aucune différence d’être un garçon ou une fille », raconte-t-elle. « Et d’ailleurs, j’ai pris conscience de ça assez violemment quand j’ai commencé à voyager seule. Pour moi, c’était un non-sujet. Sauf qu’un corps de femme, seule, très jeune, lâché comme ça dans la nature, ce n’est absolument pas anodin. Par exemple, au Honduras, je courais avec mon chien dans la montagne. Je n’ai jamais croisé une femme qui faisait ça seule. Ça n’existait pas. »
« Donc, malgré soi, cela devient un acte militant. Et ça induit un rapport au mouvement un peu différent. Parce que, si je schématise, c’est être une proie. […] Mais pour avoir discuté avec des hommes ayant voyagé dans des pays dangereux, je sais que ce sentiment n’est pas propre aux femmes. Simplement, nous, on en a plus conscience, et on nous le rappelle davantage. Mon premier livre, Sur les chemins de Chine, est sorti quand j’avais 23 ans. La question de la peur, du risque, de l’agression revenait tout le temps. Si j’avais été un jeune homme, on ne me l’aurait pas autant posée. »
« Je me suis toujours identifiée à des figures masculines en littérature. À ces hommes dans la nature. Je lisais souvent des récits portés par des héros masculins, avec parfois des personnages féminins secondaires. Il y a des exceptions, bien sûr, mais elles restent minoritaires », poursuit-elle. « C’est pourquoi il me tient à cœur de créer des personnages féminins qui ne soient pas des clichés de ce qu’on attend de la féminité. Et, en contrepoint, des personnages masculins qui ne soient pas non plus des stéréotypes de la masculinité. »
« Gaspard, le berger dans mon dernier roman, est une figure paternelle. Il n’y a pas de figure maternelle dans le livre. C’est lui qui prend soin des enfants. Je n’ai pas donné ce rôle à une femme. Ça passe aussi par l’idée de réinvestir une force physique, une physicalité. J’ai voulu un roman où les femmes ne sont pas juste passives. »
Voyager moins, mais mieux
Avec le temps, le rapport de Clara Arnaud au voyage lointain a évolué. « Même si je n’ai jamais pris l’avion pour partir en vacances quinze jours », précise-t-elle. « Mais c’est certain que je me pose davantage la question qu’à mes vingt ans. À l’époque, l’avion était surtout très cher. Aujourd’hui, ça l’est toujours, mais ce n’est plus mon problème principal. Et, malheureusement, il est souvent moins coûteux que le train. Ce dernier implique un autre rapport au temps, moins tourné vers la consommation rapide d’une destination. »
Et si, aujourd’hui, l’autrice voyage beaucoup moins, elle tient à nuancer cette évolution. « Je n’ai pas du tout l’intention d’arrêter de voyager. Parce que je constate un repli sur soi assez phénoménal », explique-t-elle. « En littérature, par exemple, de moins en moins de gens lisent de la littérature étrangère. Aux États-Unis, ils n’en lisent plus que 3 %. Ce n’est pas sans lien avec ce qui se passe aujourd’hui. Je pense qu’il est essentiel qu’il y ait encore des passeurs, des gens qui circulent. »
Un repli que Clara Arnaud, qui vit en Ariège, un territoire très militant, remarque au quotidien. « Il y a ici des personnes d’une grande radicalité, dont j’admire profondément la cohérence. Mais parfois je me demande : pourquoi vivre uniquement dans des micro-constellations territoriales où plus personne ne sort de la vallée ? Ce qu’ils font est très beau, et leur existence est fondamentale. Mais je crois que, malgré tout, on a besoin que les histoires circulent, que les idées circulent. »
Beaucoup de voix se sont élevées contre Strava ces derniers temps. Une vague de critiques, parfois teintée de haine, envers cette application qui transforme chaque foulée en performance publique. J’ai voulu comprendre ce que ça changeait de s’en passer. Alors j’ai tenté un mois sans Strava. J’aime bien dire que j’ai fait ma petite crise d’ado numérique. Spoiler : j’y suis retournée. Mais différemment. Je vous explique pourquoi.
Avez-vous entendu parler des « Strava jockeys » ? Ce sont souvent des jeunes, précaires, et ils ont un point commun : vouloir tirer profit de leur passion pour la course à pied. Un travail ingrat, puisque l’idée est de totalement s’effacer au profit de leurs clients. Des utilisateurs de l’application Strava, qui, faute de temps ou de motivation, les rémunèrent en fonction du nombre de kilomètres effectués… et de leur allure. Une histoire de tricherie qui en dit long sur la relation que certaines et certains entretiennent avec l’application, créée par deux anciens étudiants d’Harvard, il y a maintenant plus de quinze ans.
En lisant cette actualité, j’avais fait le choix d’arrêter d’utiliser Strava, le temps d’un mois. Je crois que c’était mon propre Dry January (inspiré par Lisa Louviot, une accompagnatrice en moyenne montagne, qui avait décidé de se passer de sa montre connectée tout le mois de janvier). Un dépouillement en quête d’un « pourquoi »
Je suis une amoureuse des montagnes. J’aime garder une trace de mes sorties, de ces tranches de vie sur les falaises, sur les sentiers, que j’arpente seule ou à plusieurs.
C’est moins poétique, mais j’aime aussi noter mes séances de préparation physique, celles qui m’éloignent des blessures (pas toujours). Ou encore ces minis-victoires sur le pan d’escalade de la salle de bloc la plus proche de chez moi.
J’aime me replonger dans les souvenirs. Pas longtemps, mais suffisamment pour me donner un peu d’élan. De confiance aussi. « On a accompli dejolies choses ces derniers temps. Allez, savoure un peu », voilà ce que je me dis, quand je lève un peu la tête.
La tête, je l’avais un peu trop eue dans le guidon ces derniers temps. Parfois, c’est ce qu’il faut pour aller vers ses rêves. Du moins, je crois. Alors, j’ai décidé de retirer mes œillères. De lâcher le smartphone pour le carnet d’entraînement. Et de vivre une nouvelle aventure : ne rien publier sur Strava. J’ai décidé de pousser l’expérience en y ajoutant l’absence d’objectifs, de plan d’entraînement, et de toute « obligation » d’aller m’entraîner. Un dépouillement, un retour à l’essentiel. Avec l’envie de savoir si j’avais vraiment envie de passer autant d’heures à courir, grimper, faire du vélo… Ou bien si je ne répondais qu’à l’injonction sociale d’être « active pour rester fit ».
Pire, si je ne courais que pour alimenter mes statistiques sur Strava.
Être « la meilleure version de moi-même »
« Si ce n’est pas sur Strava, ça n’existe pas. » Voilà l’idée valorisée par l’application. Ces dernières années, j’ai joué le jeu. Parce que les chiffres me rassurent, je crois.
Chacun de mes déplacements était traqué. Ceux pour aller à l’école de journalisme : deux kilomètres à pied, chaque matin. Ceux pour aller à la salle d’escalade : quatre kilomètres à vélo. Et j’en passe.
Ajoutez à cela ma bonne dizaine d’heures d’entraînement par semaine. Ça en fait des activités. Toutes n’ont pas été conservées au nom de l’assez noble idée de « garder des souvenirs », je le concède. Mais j’aimais bien voir que j’avais couru plus de kilomètres que la semaine passée.
La pression sur Strava, avec ma quinzaine de followers, je me la mettais toute seule. Suivant cette fameuse injonction à être « la meilleure version de moi-même ». Pour moi, ça voulait dire : toujours plus.
Toujours plus d’heures d’entraînement. Toujours plus de kilomètres. Toujours plus de dénivelé positif.
Et dans tout ça, je ressentais le besoin de justifier certains de mes manques de forme passagers. Parce que, même si j’essaie d’être parfaite, je n’en demeure pas moins humaine.
Strava, le reflet de notre frénésie vers le « toujours plus », le « toujours mieux »
J’ai donc tout stoppé pendant un mois. Sauf que j’ai continué d’aller dehors. Parce que j’en avais envie. Parce que je sentais qu’il me restait encore beaucoup de choses à écrire sur ma partition. Des souvenirs, principalement. J’ai décidé d’une chose : « Je ne m’entraîne pas, je vais dehors, c’est différent. »
Strava ne le sait pas, mais j’y suis quand même allée à cinq heures du matin. Parce que j’aime ça, être seule dans les montagnes, « à l’heure où blanchit la campagne ».
Conclusion ? J’aime passer des heures dehors. Beaucoup d’heures. Mon équilibre est là. Et comme un funambule, je suis sur un fil, très souvent prête à basculer vers le « trop » (notion qui est propre à chacun).
Un mois après cette expérience, je suis, doucement mais sûrement, retournée sur Strava. Parce que les souvenirs prennent, chez moi, plus de sens lorsqu’ils sont partagés. Mais aussi parce que j’ai compris que cette application n’était finalement que le reflet de notre frénésie vers le « toujours plus », le « toujours mieux ». Frénésie que j’ai décidé de freiner, mais pas trop quand même. Parce que je suis trop curieuse de savoir où mène ce sentier, ce qu’il se cache derrière cette montagne, et de découvrir la vue qu’offre cette nouvelle voie.
Me concentrer sur le positif
Ce matin, en revenant de ma sortie du jour, j’ai râlé. La montre affichait 293 mètres de dénivelé positif. J’aurais bien voulu faire les 300. Alors, j’ai repassé mentalement la séance en boucle, cherchant les micro-erreurs qui m’avaient fait manquer ces fameux sept mètres. Je les ai trouvées.
Et puis, j’ai décidé d’arrêter de râler. De me concentrer sur le positif de cette sortie, sur le plaisir que j’en avais retiré. La fraîcheur du matin, les lueurs sur les sommets encore enneigés, le soleil qui s’extrayait timidement de derrière les montagnes.
Parce qu’après tout, c’est bien après ça que je cours.
Dans un monde où l’alpinisme était réservé aux hommes, Miriam O’Brien a fait partie de celles qui ont redéfini les règles du jeu. En gravissant seule des sommets mythiques comme le Grépon et le Cervin, sans guide et sans l’ombre d’un homme, l’alpiniste américaine a fait tomber des barrières autant sociales que sportives. À travers son essai emblématique et ses ascensions audacieuses, elle a prouvé que les femmes étaient non seulement capables d’atteindre les sommets, mais aussi d’inventer une nouvelle forme d’aventure. Une voie que des générations d’athlètes, hommes et femmes, continuent d’emprunter aujourd’hui.
« L’escalade des grands sommets rocheux et glaciaires des Alpes est un sport qui gagne en intensité, en plaisir et en intérêt lorsqu’on le pratique en solitaire. Pourtant, ce n’est que récemment que l’on a commencé à considérer cette pratique comme convenable — même pour les hommes. Quant aux femmes, il reste encore rare de les voir gravir les montagnes non seulement sans guide, mais aussi sans la compagnie d’un homme.
À quelques exceptions près, les femmes n’ont presque jamais gravi seules des sommets. Or, l’essence de l’ascension sans guide réside dans le fait d’assumer soi-même l’entière responsabilité de la réussite de l’entreprise. C’est une expérience à la fois exigeante et exaltante, et je ne voyais aucune raison pour laquelle ce plaisir devrait nous être refusé. Pourtant, certains de mes amis alpinistes français ont tenté, avec une grande patience, de m’expliquer pourquoi il était, selon eux, théoriquement impossible pour une femme de conduire une ascension seule — sans la présence, au minimum, d’un ‘soutien moral’ masculin. »
Ces mots, Miriam O’Brien les a écrits en août, dans son essai Manless Alpine Climbing : The First Woman to Scale the Grépon, the Matterhorn and Other Famous Peaks Without Masculine Support ( L’alpinisme sans homme : la première femme à gravir le Grépon, le Cervin et d’autres sommets célèbres sans le soutien d’un homme). Un texte publié dans National Geographic durant lequel elle développe longuement le concept de manless climbing, l’alpinisme sans homme, en détaillant ses différentes ascensions exclusivement féminines dans les Alpes, ainsi que les réactions qu’elles suscitent. L’article révèle la principale controverse qui remonte à 1929, lorsque Miriam réussit, avec son amie Alice Damesme, l’ascension d’une des montagnes emblématiques de Chamonix : l’Aiguille du Grépon (3 482 mètres).
« Bien que plus exigeant que tout ce qui avait jusque-là été tenté par des femmes seules, mais sans égaler certaines ascensions récentes, le Grépon a longtemps été considéré comme l’une des escalades rocheuses les plus ardues des Alpes — au point que certains guides agréés de Chamonix eux-mêmes hésitaient à s’y engager. Il fallait s’y confronter. »
Mummery, célèbre alpiniste anglais qui fut, en 1881, le premier à atteindre le sommet de ce pic, faisait souvent remarquer : « Les montagnes semblent condamnées à passer par trois phases successives : d’abord un pic inaccessible, puis l’ascension la plus difficile des Alpes, enfin une simple promenade pour une dame. »
« Alice et moi avons quitté l’hôtel du Montenvers à 2h35, le matin du 17 août. À 5h40, nous étions arrivées au ‘lieu du petit déjeuner’ — le Rognon des Nantillons, un promontoire rocheux qui émerge à la base du glacier du même nom. Plusieurs ‘caravanes’ y faisaient halte, car jusqu’à ce point, les itinéraires menant au Charmoz, au Grépon et à la Blaitière sont communs », raconte l’alpiniste américaine.
« Lorsque les autres apprirent ce que nous comptions faire, tous demandèrent avec étonnement : ‘Vous deux, seules ?’ Et bien qu’ils aient tenté de rester courtois, ils n’ont pu s’empêcher de sourire — un sourire que nous avons choisi d’interpréter comme une forme de politesse — quand nous leur avons répondu que oui, ‘nous deux, seules’, allions tenter l’ascension du Grépon. »
Un exploit qu’elles réaliseront avec brio. De quoi amener l’alpiniste Étienne Bruhl à se plaindre : « Le Grépon a disparu. Maintenant qu’il est grimpé par deux femmes seules, aucun homme qui se respecte ne peut l’entreprendre. Dommage, car c’était autrefois une très belle ascension. » Tandis que de son côté, l’Alpine Journal, bulletin annuel de l’Alpine Club, club alpin britannique, aborda le sujet avec paternalisme, présentant l’ascension comme une exception absolument unique à ne pas reproduire : « Peu de femmes, même aujourd’hui, parviennent à escalader seules des montagnes. »
Miriam O’Brien (@Wikipedia Commons)
« Très tôt, j’ai compris qu’une personne qui grimpe toujours derrière un bon leader risque de ne jamais vraiment apprendre l’alpinisme. »
La première fois que Miriam O’Brien a mis les pieds dans les Alpes, c’était en 1914, avec ses parents. Après une licence en mathématiques et en physique, et une maîtrise en psychologie pendant la Première Guerre mondiale, l’Américaine retourne dans les Alpes plusieurs étés de suite. Elle y fait ses débuts en alpinisme. Membre actif de l’Appalachian Mountain Club, elle rejoint le Ladies’ Alpine Club en 1926, dont elle devient vice-présidente de 1931 à 1970.
Miriam O’Brien a commencé à pratiquer sérieusement l’escalade dans les Alpes en mai 1926, réalisant la première ascension de la Torre Grande dans les Dolomites par une voie aujourd’hui connue sous le nom de Via Miriam, en son honneur. Elle réalisera par la suite la première ascension de l’Aiguille de Roc le 6 août 1927 avec Alfred Couttet et Georges Cachat, dans le massif du Mont Blanc.
Un an plus tard, le 4 août 1928, accompagnée de Robert L. M. Underhill et des guides Armand Charlet et G. Cachat, elle réalise la première ascension de la traversée des Aiguilles du Diable au Mont Blanc du Tacul, dans les Alpes, un itinéraire qui consiste à « gravir cinq sommets remarquables de plus de 4000 mètres dans un cadre superbe ».
« Très tôt, j’ai compris qu’une personne qui grimpe toujours derrière un bon leader — qu’il soit guide ou amateur expérimenté — risque de ne jamais vraiment apprendre l’alpinisme. Elle n’en goûte, au fond, qu’une part limitée des plaisirs et des récompenses variées qu’offre la montagne. Certes, elle profite de la beauté saisissante des paysages, de l’élan physique grisant, du plaisir de l’effort et de l’agilité — qui, souvent, exigent un réel niveau de compétence. Mais après tout, elle ne fait que suivre », écrira-t-elle plus tard. « Celui qui grimpe en tête, en revanche, y trouve bien davantage : il ou elle doit résoudre, à chaque instant, les questions concrètes de technique, de tactique et de stratégie, au fil de leur apparition. Je ne voyais aucune raison pour laquelle les femmes seraient, par principe, incapables d’assumer ce rôle. D’ailleurs, certaines l’avaient déjà fait, à quelques occasions. Mais pourquoi cela ne deviendrait-il pas une pratique courante, même pour des ascensions d’un jour ? J’ai donc décidé de tenter l’expérience — non seulement sans guide, mais aussi sans homme. »
S’ensuivent de notables ascensions féminines : l’Aiguille du Grépon avec l’alpiniste française Alice Damesme en 1929, le Mönch et la Jungfrau dans les Alpes bernoises avec Micheline Morin en 1931, mais aussi, un an plus tard, le Cervin, l’un des sommets les plus emblématiques des Alpes, réputé pour son exigence. Elle entreprit cette ascension avec Alice, ainsi qu’avec Jessie Whitehead. Leur ami Kronig, gardien du refuge et sympathisant de leurs aspirations, s’arrangera pour leur accorder de l’avance sur les autres cordées afin qu’on ne puisse pas les accuser d’avoir bénéficié d’une aide masculine. Après quelques tentatives infructueuses, elles atteignirent le sommet le 13 août 1932, à 8h30.
Des amis à Chamonix ont, à leur retour, organisé une réception, avec des fleurs et quelques discours, pour célébrer l’accomplissement de Miriam O’Brien. Une fête à laquelle l’alpiniste américaine n’assista pas, préférant aller en montagne avec Robert Underhill, son futur mari, avec qui elle aura deux fils, nés en 1936 et 1939.
Un héritage qui a inspiré des générations d’athlètes
Miriam O’Brien et son mari ont par la suite réalisé de nombreuses premières ascensions ensemble, de l’autre côté de l’Atlantique. À noter que l’alpiniste américaine gravit une troisième et dernière fois le Cervin en 1952, à 60 ans.
Les mémoires de Miriam O’Brien, Give Me the Hills, ont inspiré des générations d’athlètes outdoor, repoussant sans cesse les limites de leurs disciplines, qu’ils soient hommes ou femmes. Car bien qu’elle ait démontré que les hommes ne sont ni indispensables ni particulièrement nécessaires à l’aventure, son héritage dans le monde de l’outdoor dépasse largement la simple remise en question des normes culturelles dominantes.