Étiquette : livre

  • Stéphanie Bodet : « La vie, c’est un peu comme une musique : elle ne peut se déployer que grâce aux silences qu’on lui offre. »

    Stéphanie Bodet : « La vie, c’est un peu comme une musique : elle ne peut se déployer que grâce aux silences qu’on lui offre. »

    Elle a grimpé les parois les plus vertigineuses du monde, mais c’est dans le calme d’une cabane en Ariège que Stéphanie Bodet est allée chercher l’essentiel. Dans son dernier livre, À l’écoute du silence, elle confie son besoin vital de solitude, son rapport sensible au monde, et la manière dont l’écriture, la nature et le silence l’aident à se recentrer. Elle nous en a parlé dans un échange simple et sincère, mêlant douceur et authenticité. 

    La sortie d’un livre de Stéphanie Bodet, c’est toujours un petit événement chez encordées. La date est soigneusement notée dans l’agenda. Et une fois le jour tant attendu arrivé, c’est l’heure de la fameuse promesse en l’air : celle d’étaler la lecture sur plusieurs soirées, histoire de faire durer le plaisir. S’en est suivi l’évidence de vous en parler. De ce livre, À l’écoute du silence, mais aussi de son auteure : de sa sensibilité qui résonne chez beaucoup de ses lecteur.ices, de la gestion de ses émotions dans son passé de compétitrice, et de sa médiatisation aussi. 

    « Ce livre, c’est vraiment une célébration du silence vivant, un silence nourricier qui aide à retrouver ce silence intérieur qu’on perd souvent » nous a-t-elle confié. « Pour moi, ce silence intérieur, c’est cet espace dans le cœur qu’on a tous, mais qui a tendance à s’étioler si on n’en prend pas soin. Quand on le retrouve, on sent qu’on s’ouvre à nouveau, qu’on retrouve de l’élan, de la joie de vivre. Et après, on peut être entouré.e.s par des gens qu’on aime, parce qu’on a réussi à cultiver cet espace en soi. Le silence et les sons de la nature, ça me permet justement de regagner ça, et de m’ouvrir davantage ensuite. »

    Stéphanie Bodet sur les blocs d'Ailefroide (@Victoire de Parscau)
    Stéphanie Bodet sur les blocs d’Ailefroide (@Victoire de Parscau)

    encordées :
    Quand je suis allée chercher ton livre à la librairie de Briançon, le libraire m’a dit « Ah, tu verras, il n’est pas comme les autres. » Est-ce que toi aussi, tu dirais que ce livre-là, il n’est pas comme les autres ? 

    Écoute, je ne sais pas trop quoi répondre, parce qu’en fait, pour moi, c’est juste la continuité de ce que je suis. J’ai beaucoup moins voyagé ces dernières années, donc il y a peut-être un côté plus contemplatif, plus ancré, plus enraciné qui se dégage de ce livre. Peut-être que c’est aussi lié à la maturité. J’ai eu quelques petits soucis il y a deux ans, et cela m’a conduite à tourner davantage mon attention vers ce que j’aimais déjà : observer les choses minuscules, être à l’écoute. Finalement, ce déménagement [des Hautes-Alpes au Luberon, ndlr] a aussi été une forme de voyage pour moi. Je suis un peu comme un chat : je mets très longtemps à m’adapter à un nouveau territoire, je l’explore en profondeur avant de me sentir un peu chez moi, et j’essaie d’y créer des racines. Je me rends compte que ces dernières années ont été, en elles-mêmes, un voyage. Et puis, je pense que chaque livre est différent.

    encordées :
    Peut-être que le libraire m’a dit ça parce que, finalement, tu ne parles presque pas tant d’escalade que ça dans ce livre, comparé aux autres ?

    Oui, c’est vrai. L’escalade fait toujours partie de ma vie, mais je lui accorde une place différente aujourd’hui. Elle est peut-être moins centrale, moins prépondérante, mais elle reste cette espèce de colonne vertébrale. Le rocher est toujours là. À chaque fois que je vais grimper, même des choses faciles, il y a un émerveillement intact. Avant-hier, on était à Buoux, et c’était encore ce même aplomb immédiat que je ressens quand je me dresse un peu sur le rocher. Surtout dans les voies subtiles, en dalle ou en verticale, où il faut vraiment monter sur les pieds – ça, j’adore. Et quand je suis un peu fatiguée, je remarque que grimper dans ces voies pas trop physiques me fait un bien incroyable.

    encordées :
    Pourquoi tu as voulu écrire spécifiquement sur le silence ? 

    Cette idée de livre, je l’ai eue il y a déjà six ans. J’avais envie d’écrire sur ce thème-là parce que, c’est un peu étrange, peut-être, j’ai toujours été fascinée par les récits d’ermites, par les histoires de gens qui se retirent un peu à l’abri du monde. Mais aussi par les raisons pour lesquelles, parfois, il est bon de disparaître un moment : pour revenir à soi, et ensuite mieux revenir au monde. Sans doute parce que j’ai moi-même traversé des périodes douloureuses. Et aussi, tout simplement, à cause de ma sensibilité. Même enfant, j’avais déjà ce besoin fort de solitude, de silence.

    Et puis, en vieillissant, j’ai connu des périodes très tournées vers la convivialité, notamment dans le monde de l’escalade. Mais j’ai remarqué que, par rapport à d’autres, je fatiguais très vite dans les interactions sociales. Même si j’aimais ça, vraiment. Ce n’était pas du tout un rejet. J’aimais être avec des amis, parler, partager. Mais au bout d’un moment, je me sentais vidée. J’ai commencé à en souffrir, en me disant que j’étais peut-être un peu étrange, un peu différente. Ce besoin de silence m’interrogeait profondément.

    C’est là que j’ai trouvé du réconfort dans les livres. Dans les journaux d’écrivains, chez les poètes. Fernando Pessoa, par exemple, ce poète portugais de l’intranquillité, ou Proust… Il y en a beaucoup. Ces auteurs, je les lisais un peu comme on dialogue avec des amis, des êtres avec qui on partage une même sensibilité. Je sais que ces sensibilités existent, mais je m’en suis encore plus aperçue en écrivant ce livre notamment. Ce que j’écris résonne davantage envers les tempéraments plus introvertis, les artistes, les gens qui font de la photo, de l’aquarelle, qui posent un regard discret sur le monde. Et je me rends compte qu’en fait, on est très nombreux à être comme ça. 

    Aujourd’hui, j’ai compris qu’il fallait s’accorder des temps de respiration. La vie, c’est un peu comme une musique : elle ne peut se déployer que grâce aux silences, aux soupirs qu’on lui offre.

    encordées :
    J’ai beaucoup idéalisé certaines expériences, en lisant Walden, La vie dans les bois, ou Dans les forêts de Sibérie. Je me disais : « Waouh, c’est génial, cette idée d’aller dans une cabane, de s’isoler du monde ». Et j’ai essayé de le faire… mais en réalité, j’ai trouvé ça pesant. Le silence, la solitude, même quand on les choisit, peuvent être lourds.

    Je crois que ça dépend vraiment du tempérament de chacun, mais aussi du moment dans la vie où on le fait. Il y a des périodes où c’est nourrissant, et d’autres où ça devient presque trop. On peut fantasmer cette solitude choisie comme un état fertile, nourricier… mais parfois, elle devient morne, vide, un peu ennuyeuse. Elle peut nous renvoyer à notre propre vide intérieur. C’est ce que tu veux dire, non ?

    encordées :
    Oui, c’est ça. Et du coup, pour combler ce vide parfois pesant, je vais écouter des podcasts, ou mettre un fond sonore… Et ça m’apaise.

    Je trouve que c’est bien aussi, d’écouter un podcast. Tu vois, quand j’étais dans ma cabane en Ariège, ça m’est arrivé. Je crois que j’en avais un que je voulais écouter depuis longtemps. C’était justement en lien avec Walden : une prof de yoga, que j’avais entendue en conférence, a écrit un texte sur Thoreau, en le lisant un peu comme un yogi, parce que c’était aussi un ermite nourri de textes sanscrits, il connaissait un peu les traditions indiennes.

    Donc voilà, même dans cette cabane, j’avais des livres, et j’ai écouté ce podcast. Mais bon, je n’en ai pas écouté beaucoup non plus. Après, je ne suis pas très musique. Enfin… je veux dire, je n’écoute pas souvent de la musique, parce que je suis très sensible. J’ai besoin de reposer mes oreilles. Quand j’écoute de la musique, je ne peux rien faire d’autre. Je ne peux pas la laisser en fond et écrire ou faire autre chose. Alors que je sais que certains y arrivent très bien. On est tous différents.

    encordées :
    Et puis je trouve qu’aujourd’hui, dans le monde dans lequel on vit, le silence et la déconnexion sont presque devenus un luxe.

    C’est ça que je veux dire : c’est une chance de pouvoir s’accorder ce silence dans sa vie. Parfois, on a une famille, des obligations sociales, un rythme soutenu… Mais si l’appel est vraiment fort, il faut réussir à s’octroyer ces moments. Pour moi, c’est presque vital. C’est comme une forme de nutrition essentielle, quelque chose de fondamental. Et je crois qu’on en a tous besoin, à des degrés différents.

    Pour certains, ça va être simplement prendre dix ou quinze minutes entre deux rendez-vous pour se recentrer. Pour d’autres, ce sera partir faire une retraite, aller vivre quelque temps dans un lieu reculé. Et moi, mes petites respirations, ce sont d’aller grimper, jardiner, ou m’offrir, de temps en temps, des parenthèses comme celle que j’ai vécue en Ariège.

    Je suis très attentive à ce qui m’entoure, donc en fait, je ne me sens pas seule. Même si, bien sûr, j’ai comme tout le monde des coups de fatigue ou des moments de blues, je me sens généralement bien quand je suis seule. Une petite balade autour de chez moi, en silence, ça ne me pèse pas – au contraire, j’en ai besoin.

    encordées :
    On ressent que tu as une profonde sensibilité. Comment est-ce que tu gérais ça quand tu faisais des compétitions ? Car souvent, pour performer, on parle de « machine », comme si c’était quelque chose d’assez déshumanisé. Toi, comment tu vivais ça ?

    Oui, je vois ce que tu veux dire. Moi, au contraire, j’avais souvent l’impression d’être entourée de « machines ». Et j’avais un fonctionnement un peu différent. Il a fallu que je trouve ma propre mélodie, ma manière à moi d’aborder les compétitions. Je faisais mes échauffements à mon rythme, je m’accordais un petit moment de relaxation, et surtout, j’essayais de ne pas voir les autres comme des concurrentes. C’était souvent des copines, en fait. En finale de Coupe du Monde, il y avait Liv Sansoz, Martina Cufar… c’était vraiment devenu des amies. Il y avait une relation de complicité plus que de rivalité.

    J’essayais aussi de m’inspirer de ce que les autres pouvaient dégager de beau, de positif. Et je pense que ça m’a beaucoup aidée à canaliser mes émotions. Parce que j’étais très émotive, très sensible, parfois dans des situations où d’autres ne réagissaient pas du tout. Une injustice, par exemple, pouvait me bouleverser.

    Mais paradoxalement, une fois que je grimpais, je retrouvais un silence intérieur. Juste avant de m’engager sur le mur, j’étais complètement tendue – j’avais parfois l’impression que j’allais m’évanouir. Il y avait ce moment de flottement entre l’isolement et le début de la voie. Et puis, dès que je posais les mains sur les premières prises, tout s’alignait. J’en parle un peu dans À la verticale de soi, de cette sensation un peu étrange.

    C’est comme si tu perdais toute ta contenance, et puis d’un seul coup, tu es là, concentrée, totalement dans l’instant. Et je crois que le fait de faire de la compétition, d’être mise à l’épreuve à un moment imposé de la journée, ça t’apprend beaucoup. Tu dois être là, maintenant, pas plus tard.

    Je me rappelle qu’Arnaud [Petit, son compagnon, ndlr] m’avait dit un jour : « Essaie de passer un bon moment. Tu ne peux pas rêver mieux comme entraînement qu’une vraie voie en compétition. Alors fais-la pleinement. Et amuse-toi ». Et ça, ça m’a permis de basculer dans ma tête. De transformer l’épreuve en jeu. De retrouver ce plaisir-là, cette envie de tenter, même si c’est pour tomber. De me dire : « Ce n’est pas grave, je recommencerai. » Et tout ça, au final, ça m’a énormément servie dans ma vie de grimpeuse sur les grandes parois. Ça m’a appris à mieux me connaître, à mieux gérer mes émotions. En résumé, la compétition m’a donné des outils très précieux.

    encordées :
    Comment est-ce que tu as traversé cette exposition médiatique qui a accompagné ton parcours, et qui perdure encore aujourd’hui ?

    Je ne me suis jamais vraiment sentie comme quelqu’un de très médiatisée. Au contraire. Avec ma sensibilité, j’ai accepté à certains moments de faire des films, notamment parce qu’on vivait aussi un peu grâce aux sponsors. Même si on « vivotait ». Ça permettait au moins de partir sur les projets qui nous faisaient rêver. Donc c’était un contrat implicite : ramener des images, parfois des textes.

    Moi, j’aimais beaucoup écrire. Faire des articles, partager les récits, c’est quelque chose qui me plaisait. Mais c’est devenu plus difficile à partir du moment où les films ont pris une place centrale, et surtout quand c’est devenu presque une obligation de revenir avec une vidéo.

    Je pense qu’aujourd’hui, dans le système de communication actuel, je serais assez malheureuse. Ce besoin d’être constamment visible à travers les stories, les vidéos, les posts… Cette injonction permanente à exister à travers les écrans, je la trouve très pesante. Ça me poserait problème je pense.

    J’ai eu la chance de vivre cette époque juste avant, où on filmait entre nous. Et ensuite, au retour, c’était le caméraman ou le réalisateur qui faisait le montage. Il n’y avait pas cette pression du direct, ni cette omniprésence de l’écran. Hormis la caméra, on était encore relativement libres. Il n’y avait pas de téléphone portable qui nous suivait partout, en permanence. 

    encordées :
    Oui, exactement. Il y a cette exigence d’instantanéité aujourd’hui.

    C’est ça, cette immédiateté, ce besoin d’être dans la réaction constante… Bon, après, je trouve qu’il y a aussi de très belles choses dans tout ça, notamment dans la mise en relation. Je ne dénigre pas du tout l’outil, parce que je trouve qu’il permet parfois de se connecter à des personnes avec une sensibilité proche, et de faire de très belles rencontres, même virtuelles. Je ne suis pas du tout opposée à ça. Mais je pense que, parfois, ça peut devenir aliénant. On peut se retrouver pris dans une sorte de frénésie, et au final, perdre un peu le lien avec la vie réelle. C’est un peu banal à dire, mais vrai.

    Tu vois, quand tu passes ton temps à filmer, à photographier – même si c’est beau, même si c’est pour de bonnes raisons – par exemple pour un artiste qui veut garder une trace, une mémoire visuelle… Le téléphone, aujourd’hui, c’est un peu comme le journal intime ou l’album photo personnel. Donc oui, c’est important d’en avoir. Mais à force, on oublie ce regard direct, cette disponibilité, cette attention au réel qu’on peut avoir sans écran. Ça fait du bien, parfois, d’y revenir. Sinon, on risque de se couper du monde, de se créer une bulle un peu centrée sur soi – et c’est ce que je redoute, en fait.

    Concernant la médiatisation, je me suis souvent posé des questions. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir Arnaud, par exemple, qui gère certaines choses, comme les stories. Moi, ce n’est pas quelque chose qui me passionne. Par contre, je réponds toujours aux messages quand on m’écrit, et ça, ça me fait plaisir. Et puis, j’aime bien participer à des émissions radio, ou à des podcasts quand on me le propose. Parce que, tu vois, à la radio, souvent, il n’y a pas d’image. Et je trouve ça très fort, ce rapport d’une voix à une autre. J’aime écouter les podcasts, plonger dans l’intime de quelqu’un. Donc cet aspect-là de la médiatisation, non, ça ne me pèse pas. Je suis même contente de pouvoir partager ce que j’aime, comme ça.

    En fait, mon rapport à l’image, il est assez simple. Vers 34–35 ans, quand faire des films est devenu une sorte de nécessité pour continuer à exister dans ce milieu, ça a commencé à me peser. Et en même temps, je culpabilisais un peu, parce que je me disais : c’est aussi ce qui me permet de vivre. Mais je sentais que ça me fatiguait. C’est pour ça que j’ai arrêté pendant un moment, que j’ai fait une formation de yoga. Et ça m’a permis de revenir à l’écriture, à la contemplation, à autre chose. C’est ce qui m’a ensuite menée à écrire davantage, à publier mes livres. Et aujourd’hui, parler d’un livre, je trouve ça chouette. C’est un privilège, vraiment.

    encordées :
    Est-ce que tu as déjà en tête un autre livre ?

    Oui. Je l’ai déjà commencé il y a trois ans, pendant que j’écrivais celui-là. J’ai une trentaine de pages pour l’instant. J’avais envie d’écrire un livre qui s’appellerait L’Amitié des pierres – sur le rapport aux rochers, aux minéraux. Pas seulement en lien avec l’escalade, mais aussi dans la vie en général. Ce lien qu’on peut avoir avec la pierre, la roche… Ce truc très concret, très réel, très sensoriel, qui nous relie à la terre, à notre présence sur terre. 

    encordées :
    J’ai hâte de lire ça, alors…

    Écoute, faut que je m’y remette ! Parce que là, c’est vrai que je ne fais pas grand-chose… à part planter des petites fleurs dans mon jardin.


    Lire À l’écoute du silence

    À l'écoute du silence @Equateurs

    Résumé : « On peut, comme moi, grimper sur des parois immenses, dormir en paix avec cinq cents mètres de vide sous les pieds, mais être saisie de vertige dans un centre commercial. Marcher des heures durant avec un lourd sac à dos mais échouer à suivre une conversation recouverte par les décibels d’une chanson. Se sentir inadaptée en société et entourée au cœur d’une forêt. « Mon programme des jours à venir est d’une simplicité élémentaire et d’une ambition démesurée. Me mettre à l’écoute et laisser place au bruissement de la vie naturelle. M’ensauvager quelque temps pour mieux revenir au monde. »
    Ancienne championne d’escalade, Stéphanie Bodet souffre du bruit aliénant de notre société. Cette amoureuse de la nature décide de se retirer dans une cabane en Ariège. Les sens à l’affût, elle se lance dans un prodigieux voyage au cœur du silence. Son livre est le chant léger et grave de la terre, des airs, de la vie simple.

    Éditeur : Équateurs
    Publication : 16 avril 2025
    Prix : 20,00€
    À découvrir ici

  • Nolwen Berthier « J’ai de plus en plus l’impression qu’on consomme la nature pour notre passion »

    Nolwen Berthier « J’ai de plus en plus l’impression qu’on consomme la nature pour notre passion »

    Réinventer ses rêves, voilà ce que propose Nolwen Berthier, grimpeuse de haut niveau, la 6e femme au monde à réussir une voie en 9a+, qui a décidé d’utiliser son image pour porter avec radicalité les enjeux écologiques. Elle a dressé dans le carnet Le monde du sport face à l’urgence écologique une série de portraits de celles et ceux ayant fait le choix de tracer d’autres chemins, avec courage, créativité et espoir. Des récits inspirants, profondément humains, qui montrent qu’un autre sport est possible : plus sobre, plus juste, plus aligné avec le vivant. Un livre pour nourrir ses rêves, et en faire naître de nouveaux. À glisser sans aucune hésitation dans son sac de grimpe ou de rando cet été. 

    C’est depuis Stockholm, entre deux trains, que Nolwen a répondu à encordées. Elle revenait d’un voyage à Flatanger, spot de grimpe norvégien qu’elle a rejoint à la voile. Un projet qui s’inscrit dans la pratique de l’escalade qu’elle défend dans Le monde du sport face à l’urgence écologique. Sa vision est claire : construire des rêves où le dépassement de soi est sain, à la fois vis-à-vis des autres, de la planète et de soi.

    Collection Le monde du [...] face à l'urgence écologique @ Editions La Plage
    Collection Le monde du […] face à l’urgence écologique @ Editions La Plage

    Ce carnet, qui s’inscrit dans la collection Urgence écologique, est une véritable source d’inspiration. Et d’espoir ! Il met en avant des personnalités issues du monde des sports outdoor qui ont décidé, après avoir pris conscience des enjeux environnementaux auxquels nous sommes confronté.e.s, de s’engager, chacun à sa manière, avec sa propre sensibilité :

    • Isabelle Autissier, navigatrice première femme à réaliser un tour du monde en solitaire, ancienne présidente de la branche française du WWF
    • Bénédicte Desreux, responsable RSE chez Millet Mountain Group
    • Olivier Erard, ingénieur des mines de Saint-Étienne spécialisé en glaciologie qui piloté l’adaptation du territoire de Métabief (Jura)
    • Younès Nezar, athlète de 100 mètres, co-fondateur et président de l’association Les Climatosportifs
    • Stéphane Passeron, membre de l’équipe de France de ski de fond pendant plus de 20 ans, porte parole du collectif NO JO !
    • Gérard Rougier, snowboarder, directeur territoires et environnement de la Fédération française de golf
    • Clothilde Sauvages, co-fondatrice de « Vent Debout », le podcast qui prône la place politique du sport
    • Xavier Thénevard, traileur vainqueur de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) en 2013, 2015 et 2018
    • Stan Thuret, cinéaste-navigateur ayant décidé de renoncer à la compétition 

    Des profils éclectiques qui donnent matière à penser, à questionner nos pratiques. Le tout présenté de manière synthétique et didactique. 

    « L’objectif est de donner de l’espoir, de donner envie d’agir » précise Nolwen. « Un des sujets majeurs liés à l’écologie dans la pratique de l’escalade est celui des déplacements. Les destinations qui font rêver sont celles qu’on voit sur Instagram : les États-Unis, Rockland en Afrique du Sud. On prenait finalement l’avion pour aller en Grèce alors que les meilleur.e.s grimpeur.se.s du monde viennent pour le caillou du sud de la France. On aurait pu simplement rester près de la maison. C’est finalement assez paradoxal car on va dans des endroits inaccessibles, on cherche à être seul.e et tranquille. Mais cela trouble toutes les autres espèces. Nous sommes privilégié.e.s, et avons un impact important sur la biodiversité, d’autant que notre activité connaît un boom du nombre de pratiquant.e.s. Finalement, j’ai de plus en plus l’impression qu’on consomme la nature pour notre passion et qu’il faut repenser cette manière de cohabiter, d’être moins dans la domination des humains sur la nature de manière générale. » 

    encordées :
    Pourquoi avoir choisi d’écrire ce livre ?

    Ce livre s’inscrit dans la collection Urgence écologique, lancée par Ingrid Kandelman – qui accompagne la transformation des organisations, en particulier sur les questions écologiques. Quatre premiers carnets sont sortis au mois de septembre. Ils portent sur quatre secteurs : la mode, l’influence, la gastronomie et le journalisme. Chacun donne la parole à une dizaine d’acteurs, qui racontent leurs parcours et leur engagement écologique.

    Ingrid a ensuite pensé au monde du sport. Elle m’a appelée pour me proposer de prendre en charge ce carnet-là. En résumé, je devais choisir les profils, interviewer les personnes, et retranscrire leur récit.

    encordées :
    Avant de parler plus en détail du contenu du carnet, peux-tu rappeler en quoi l’impact environnemental du sport est problématique ?

    Le secteur du sport est assez complexe, justement parce qu’il recouvre de nombreuses dimensions : le sport loisir, le sport événementiel, le sport business, sans oublier toutes les marques impliquées dans ce milieu. Cette diversité rend l’empreinte environnementale difficile à cerner, car elle s’étend de la pratique individuelle, quotidienne, jusqu’à un système économique global, avec ses événements, ses marques, ses associations, ses fédérations et l’ensemble des institutions qui l’encadrent.

    « Concrètement on peut identifier 9 grands volets d’impact, que l’on appelle les limites planétaires : on y retrouve notamment le dérèglement climatique, et l’érosion de la biodiversité, l’acidification de l’océan ou encore les pollutions chimiques. Ce sont les seuils à ne pas dépasser pour que la planète reste habitable. Si l’on regarde ce qu’il se passe dans le sport sous ce prisme, cela concerne aussi bien les déplacements – qu’il s’agisse de spectateurs ou de pratiquants – que l’énergie nécessaire pour chauffer, climatiser ou éclairer les infrastructures sportives.

    À cela s’ajoute la question de l’artificialisation des sols, avec la construction de gymnases, de stades ou de piscines. Sans parler de tout l’aspect matériel : la fabrication d’équipements, qui mobilise des ressources non renouvelables, et les déchets ou pollutions que cela peut engendrer. Ce n’est évidemment pas exhaustif, mais ce sont quelques exemples pour illustrer les enjeux environnementaux liés au sport.

    encordées :
    L’impact des sports outdoor est parfois sous-estimé. Pourquoi est-il important d’en parler aussi ?

    Quand on pratique un sport outdoor, on bénéficie souvent d’une image « écolo » – parce qu’on associe le lieu à la manière de pratiquer. On se dit que, puisqu’on est en pleine nature, on est censé la respecter. Ce raisonnement paraît logique… mais dans les faits, ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, les déplacements représentent un vrai point noir. On devient très dépendants des conditions météo et on cherche sans cesse de nouveaux spots. Résultat : on brûle du pétrole pour traverser la région, voire la France entière, juste pour aller pratiquer dans la nature.

    Il y a une vraie ambivalence à ce niveau-là. Et on sous-estime aussi beaucoup notre impact sur la biodiversité. C’est un sujet encore trop absent du débat public. La biodiversité, c’est un peu la grande oubliée de la cause écologique aujourd’hui. Le dérèglement climatique, lui, a pris beaucoup de place dans les médias ces cinq ou six dernières années — mais la biodiversité, on en parle très peu. Pourtant, dans les sports outdoor, on est en contact direct avec la nature. On cherche des endroits isolés, là où il n’y a personne. Mais justement, ce sont souvent des lieux riches en espèces — animaux, plantes, etc. Et on a un impact énorme, même sans le vouloir : on dérange, on piétine… même quand on essaie de bien faire.

    encordées :
    Une phrase m’a particulièrement frappée dans ton ouvrage : « J’ai dû réinventer mes rêves ». Tu peux nous en dire plus ?

    Je fais partie d’une génération pour qui avoir une démarche écolo, c’était simplement faire le tri. Mes rêves se sont construits dans cet environnement-là. Sauf que, quand on prend réellement conscience de l’urgence écologique, il y a des choses qui ne sont plus possibles — indépendamment des rêves qu’on avait construits.

    Par exemple, prendre l’avion pour aller passer un mois à Rocklands [secteur d’escalade situé en Afrique du Sud, ndlr], c’était totalement envisageable à une époque. De la même manière, quand j’étais jeune, je rêvais de faire une finale de Coupe du monde. Mais aujourd’hui, ce que ça demande en termes d’impact — déplacements, entraînement, rythme de vie — ce n’est plus compatible avec mes convictions.

    Alors parfois, on peut réinventer le « comment ». Si je reprends l’exemple de Rocklands, ce serait imaginer une expé à la voile pour y aller autrement. Mais il y a aussi des cas où il faut carrément inventer de nouveaux rêves — des rêves qui soient en accord avec ses valeurs, pour rester aligné, et que ça continue à rendre heureux.

    Et ça, ce n’est pas évident, parce qu’on évolue dans une société qui continue de valoriser ces anciens rêves. Si je reprends encore une fois Rocklands : chaque été, on est matraqués d’images du site [dans les médias de grimpe, sur les réseaux sociaux, ndlr], parce que la majorité des gens y vont encore. Donc même si tu veux t’en détacher, la norme te le remet constamment sous les yeux.

    encordées :
    J’imagine que toi, en tant que grimpeuse, tu dois être frustrée de ne pas pouvoir aller partout.

    Non, pas vraiment. Parce que j’arrive quand même à construire des projets qui sont en accord avec qui je suis. Par exemple, je suis allée à Flatanger [en Norvège, ndlr], et je suis vraiment contente de la manière dont je l’ai fait. J’arrive à nourrir une partie de mes rêves simplement en changeant la manière de les atteindre. Donc non, il n’y a pas de frustration à avoir. C’est d’ailleurs pour ça que je parle de réinventer ses rêves. L’enjeu, c’est de réussir à construire des choses qui nous font vibrer, qui nous donnent envie de mettre de l’énergie, mais en dehors de la norme dominante de la société.

    Et je pense que si on parvient à nourrir des rêves qui vont dans ce sens-là, alors, au fond, il n’y a plus de frustration — parce qu’on est alignés avec soi-même.

    Après, il faut rester lucide. L’écologie, ce n’est jamais tout noir ou tout blanc. C’est une histoire de compromis, de nuances de gris. Il y a toujours quelque chose à redire. Même le fait d’aller en Norvège à la voile, ça peut être critiquable. Rien n’est parfait. La vraie question, c’est : quelles sont les limites qu’on se fixe ? Qu’est-ce qu’on considère comme acceptable ? Qu’est-ce qu’on juge suffisant ?

    Ce que je trouve difficile dans le combat écologique, en revanche, c’est qu’on a souvent l’impression de ne jamais en faire assez. Et ça, pour le coup, oui, c’est une vraie source de frustration.

    encordées :
    Le sport est souvent associé à des valeurs positives – dépassement de soi, solidarité. Comment les concilier avec les changements profonds que demande l’écologie ?

    Je pense qu’il faut réussir à construire une forme de dépassement de soi qui ne dépasse pas les limites planétaires, et qui rassemble les humains au lieu de les diviser. Le dépassement de soi, en soi, ce n’est pas un problème. Ce qui l’est davantage, c’est la quête systématique de dépassement de l’autre. L’enjeu, c’est d’imaginer une pratique sportive qui soit plus collective, plus joyeuse. Et qui nous rassemble.

    encordées :
    Est-ce que ça veut dire, potentiellement, renoncer aux compétitions telles qu’elles existent aujourd’hui ?

    La compétition, c’est un cadre où le dépassement de soi est poussé à son paroxysme. Et ça peut être très fort. Je l’ai vécu : dans certaines compétitions, je me suis vraiment dépassée, mais pas forcément pour battre l’autre — c’était un dépassement personnel. Après, je pense que ça dépend de l’état d’esprit dans lequel on entre dans la compétition. Ce n’est pas vécu de la même manière par tout le monde. En revanche, le modèle actuel des compétitions, où on s’entraîne toute l’année pour prendre l’avion tous les week-ends et faire le tour du monde, ça, oui, c’est clairement à repenser.

    encordées :
    Tout le monde n’a pas envie de revoir ce modèle, non ?

    J’ai l’impression que tout le monde est à peu près conscient des enjeux. Mais ça demande de renoncer, de réinventer ses rêves — et ce n’est pas facile, surtout quand la société te répète : « Tu seras heureux.se quand tu monteras sur le podium des Jeux olympiques. »

    Ce n’est pas simple. Et c’est pour ça que ce ne peut pas être uniquement un changement individuel. Il doit aussi être institutionnel. Tant que les fédérations ne s’empareront pas du sujet, rien ne pourra vraiment bouger. On ne peut pas faire reposer toute la responsabilité sur les épaules des compétiteurs. C’est un changement systémique qui doit avoir lieu.

    encordées :
    Le sport est souvent perçu comme apolitique. Est-ce que ton livre cherche à bousculer cette idée ?

    Je pense que c’est un mythe, cette idée-là. On aime se dire que le sport est apolitique – on le répète souvent. Mais en réalité, il ne l’est pas du tout. Les sportifs ont une influence énorme aujourd’hui, et le sport, dans son ensemble, a une place centrale dans notre société.

    Clothilde Sauvages [à l’origine du podcast Vent Debout, ndlr] le dit très bien dans le carnet : le sport est partout. Il y a une étude du MIT qui montre que, depuis les années 1950, les sportifs ont plus d’influence sur nos sociétés que les politiques. Je trouve que ça résume bien la situation. On aimerait que le sport soit apolitique… mais il suffit de regarder l’argent qui y circule, notamment via les marques, pour comprendre qu’il ne l’est pas du tout.

    encordées :
    Penses-tu que les sportifs de haut niveau doivent être exemplaires avant de prendre la parole sur l’environnement ? Ou, au contraire, assumer leurs contradictions ?

    Je pense que ça pose une vraie question : est-ce qu’on doit assumer l’empreinte environnementale de son métier ? Et souvent, on a du mal à voir le fait d’être sportif de haut niveau comme un métier. Pourtant, c’en est un. Et ce qui est frappant, c’est qu’on pose beaucoup plus facilement cette question-là à un.e sportif.ve qu’à d’autres professionnels. On va rarement demander à un ingénieur chez Airbus : « Est-ce que tu te sens légitime pour parler d’écologie, vu ce que tu fais ? » Pourtant, c’est la même problématique. Simplement, le sport est plus exposé, plus visible.

    Mais aujourd’hui, on ne peut plus faire semblant. On ne peut plus ignorer les contradictions. Donc oui, être sportif de haut niveau, comme être ingénieur chez Airbus, ça pose des questions. Et je sais que beaucoup de gens, même sans forcément prendre la parole publiquement, vivent des contradictions personnelles très fortes, parce que leur conscience écologique grandit. Et ça entre en tension avec leur métier, avec leur rôle dans la société.

    Comme on réinvente nos rêves, il faut aussi apprendre à réinventer nos métiers. Et c’est complexe, parce qu’il y a aussi la réalité de devoir gagner sa vie. Rien n’est simple. Mais il faut pouvoir avoir ces discussions-là.

    encordées :
    Est-ce que tu envisages de prolonger ce travail par d’autres projets autour du sport et de l’écologie ?

    Oui, tout à fait. Il y a par exemple Ordinary Project, un programme de formation pour les athlètes et leurs sponsors, mis en place par Protect Our Winters. J’ai participé à la conception de ce programme. Ce projet combine exactement ces enjeux : comment former les athlètes pour qu’ils avancent dans leur relation professionnelle avec les marques, et en même temps faire évoluer ces marques sur les questions écologiques. L’objectif, c’est que tout le monde soit à la fois plus à l’aise sur ces sujets-là et puisse mieux y contribuer.

    C’est un exemple parmi d’autres. Par exemple, sur un autre projet en Norvège, on a tourné un film, une fiction un peu dystopique. Il raconte l’histoire de deux petits personnages qui s’échappent d’une société de contrôle pour aller grimper dehors en Norvège. À travers ce voyage, ils s’émancipent de toutes les valeurs imposées par la société, et redécouvrent l’émerveillement.


    Lire Le monde du sport face à l’urgence écologique

    Le monde du sport face à l'urgence écologique @ Editions La Plage
    Le monde du sport face à l’urgence écologique @ Editions La Plage

    Résumé : Le sport est aujourd’hui au coeur d’une industrie dont les empreintes carbone et biodiversité sont très fortes. La quête de dépassement de soi et d’exploits sportifs peut éclipser les considérations environnementales. Pourtant, dans ce secteur, des personnalités inspirantes, talentueuses et pionnières sont en train de changer en profondeur leurs pratiques. « Le Monde du sport face à l’urgence écologique » permet de découvrir leur histoire et leur engagement.

    Editeur : La Plage
    Publication : 16 avril 2025
    Prix : 6,95 €
    À découvrir ici