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  • Nolwen Berthier « J’ai de plus en plus l’impression qu’on consomme la nature pour notre passion »

    Nolwen Berthier « J’ai de plus en plus l’impression qu’on consomme la nature pour notre passion »

    Réinventer ses rêves, voilà ce que propose Nolwen Berthier, grimpeuse de haut niveau, la 6e femme au monde à réussir une voie en 9a+, qui a décidé d’utiliser son image pour porter avec radicalité les enjeux écologiques. Elle a dressé dans le carnet Le monde du sport face à l’urgence écologique une série de portraits de celles et ceux ayant fait le choix de tracer d’autres chemins, avec courage, créativité et espoir. Des récits inspirants, profondément humains, qui montrent qu’un autre sport est possible : plus sobre, plus juste, plus aligné avec le vivant. Un livre pour nourrir ses rêves, et en faire naître de nouveaux. À glisser sans aucune hésitation dans son sac de grimpe ou de rando cet été. 

    C’est depuis Stockholm, entre deux trains, que Nolwen a répondu à encordées. Elle revenait d’un voyage à Flatanger, spot de grimpe norvégien qu’elle a rejoint à la voile. Un projet qui s’inscrit dans la pratique de l’escalade qu’elle défend dans Le monde du sport face à l’urgence écologique. Sa vision est claire : construire des rêves où le dépassement de soi est sain, à la fois vis-à-vis des autres, de la planète et de soi.

    Collection Le monde du [...] face à l'urgence écologique @ Editions La Plage
    Collection Le monde du […] face à l’urgence écologique @ Editions La Plage

    Ce carnet, qui s’inscrit dans la collection Urgence écologique, est une véritable source d’inspiration. Et d’espoir ! Il met en avant des personnalités issues du monde des sports outdoor qui ont décidé, après avoir pris conscience des enjeux environnementaux auxquels nous sommes confronté.e.s, de s’engager, chacun à sa manière, avec sa propre sensibilité :

    • Isabelle Autissier, navigatrice première femme à réaliser un tour du monde en solitaire, ancienne présidente de la branche française du WWF
    • Bénédicte Desreux, responsable RSE chez Millet Mountain Group
    • Olivier Erard, ingénieur des mines de Saint-Étienne spécialisé en glaciologie qui piloté l’adaptation du territoire de Métabief (Jura)
    • Younès Nezar, athlète de 100 mètres, co-fondateur et président de l’association Les Climatosportifs
    • Stéphane Passeron, membre de l’équipe de France de ski de fond pendant plus de 20 ans, porte parole du collectif NO JO !
    • Gérard Rougier, snowboarder, directeur territoires et environnement de la Fédération française de golf
    • Clothilde Sauvages, co-fondatrice de « Vent Debout », le podcast qui prône la place politique du sport
    • Xavier Thénevard, traileur vainqueur de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) en 2013, 2015 et 2018
    • Stan Thuret, cinéaste-navigateur ayant décidé de renoncer à la compétition 

    Des profils éclectiques qui donnent matière à penser, à questionner nos pratiques. Le tout présenté de manière synthétique et didactique. 

    « L’objectif est de donner de l’espoir, de donner envie d’agir » précise Nolwen. « Un des sujets majeurs liés à l’écologie dans la pratique de l’escalade est celui des déplacements. Les destinations qui font rêver sont celles qu’on voit sur Instagram : les États-Unis, Rockland en Afrique du Sud. On prenait finalement l’avion pour aller en Grèce alors que les meilleur.e.s grimpeur.se.s du monde viennent pour le caillou du sud de la France. On aurait pu simplement rester près de la maison. C’est finalement assez paradoxal car on va dans des endroits inaccessibles, on cherche à être seul.e et tranquille. Mais cela trouble toutes les autres espèces. Nous sommes privilégié.e.s, et avons un impact important sur la biodiversité, d’autant que notre activité connaît un boom du nombre de pratiquant.e.s. Finalement, j’ai de plus en plus l’impression qu’on consomme la nature pour notre passion et qu’il faut repenser cette manière de cohabiter, d’être moins dans la domination des humains sur la nature de manière générale. » 

    encordées :
    Pourquoi avoir choisi d’écrire ce livre ?

    Ce livre s’inscrit dans la collection Urgence écologique, lancée par Ingrid Kandelman – qui accompagne la transformation des organisations, en particulier sur les questions écologiques. Quatre premiers carnets sont sortis au mois de septembre. Ils portent sur quatre secteurs : la mode, l’influence, la gastronomie et le journalisme. Chacun donne la parole à une dizaine d’acteurs, qui racontent leurs parcours et leur engagement écologique.

    Ingrid a ensuite pensé au monde du sport. Elle m’a appelée pour me proposer de prendre en charge ce carnet-là. En résumé, je devais choisir les profils, interviewer les personnes, et retranscrire leur récit.

    encordées :
    Avant de parler plus en détail du contenu du carnet, peux-tu rappeler en quoi l’impact environnemental du sport est problématique ?

    Le secteur du sport est assez complexe, justement parce qu’il recouvre de nombreuses dimensions : le sport loisir, le sport événementiel, le sport business, sans oublier toutes les marques impliquées dans ce milieu. Cette diversité rend l’empreinte environnementale difficile à cerner, car elle s’étend de la pratique individuelle, quotidienne, jusqu’à un système économique global, avec ses événements, ses marques, ses associations, ses fédérations et l’ensemble des institutions qui l’encadrent.

    « Concrètement on peut identifier 9 grands volets d’impact, que l’on appelle les limites planétaires : on y retrouve notamment le dérèglement climatique, et l’érosion de la biodiversité, l’acidification de l’océan ou encore les pollutions chimiques. Ce sont les seuils à ne pas dépasser pour que la planète reste habitable. Si l’on regarde ce qu’il se passe dans le sport sous ce prisme, cela concerne aussi bien les déplacements – qu’il s’agisse de spectateurs ou de pratiquants – que l’énergie nécessaire pour chauffer, climatiser ou éclairer les infrastructures sportives.

    À cela s’ajoute la question de l’artificialisation des sols, avec la construction de gymnases, de stades ou de piscines. Sans parler de tout l’aspect matériel : la fabrication d’équipements, qui mobilise des ressources non renouvelables, et les déchets ou pollutions que cela peut engendrer. Ce n’est évidemment pas exhaustif, mais ce sont quelques exemples pour illustrer les enjeux environnementaux liés au sport.

    encordées :
    L’impact des sports outdoor est parfois sous-estimé. Pourquoi est-il important d’en parler aussi ?

    Quand on pratique un sport outdoor, on bénéficie souvent d’une image « écolo » – parce qu’on associe le lieu à la manière de pratiquer. On se dit que, puisqu’on est en pleine nature, on est censé la respecter. Ce raisonnement paraît logique… mais dans les faits, ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, les déplacements représentent un vrai point noir. On devient très dépendants des conditions météo et on cherche sans cesse de nouveaux spots. Résultat : on brûle du pétrole pour traverser la région, voire la France entière, juste pour aller pratiquer dans la nature.

    Il y a une vraie ambivalence à ce niveau-là. Et on sous-estime aussi beaucoup notre impact sur la biodiversité. C’est un sujet encore trop absent du débat public. La biodiversité, c’est un peu la grande oubliée de la cause écologique aujourd’hui. Le dérèglement climatique, lui, a pris beaucoup de place dans les médias ces cinq ou six dernières années — mais la biodiversité, on en parle très peu. Pourtant, dans les sports outdoor, on est en contact direct avec la nature. On cherche des endroits isolés, là où il n’y a personne. Mais justement, ce sont souvent des lieux riches en espèces — animaux, plantes, etc. Et on a un impact énorme, même sans le vouloir : on dérange, on piétine… même quand on essaie de bien faire.

    encordées :
    Une phrase m’a particulièrement frappée dans ton ouvrage : « J’ai dû réinventer mes rêves ». Tu peux nous en dire plus ?

    Je fais partie d’une génération pour qui avoir une démarche écolo, c’était simplement faire le tri. Mes rêves se sont construits dans cet environnement-là. Sauf que, quand on prend réellement conscience de l’urgence écologique, il y a des choses qui ne sont plus possibles — indépendamment des rêves qu’on avait construits.

    Par exemple, prendre l’avion pour aller passer un mois à Rocklands [secteur d’escalade situé en Afrique du Sud, ndlr], c’était totalement envisageable à une époque. De la même manière, quand j’étais jeune, je rêvais de faire une finale de Coupe du monde. Mais aujourd’hui, ce que ça demande en termes d’impact — déplacements, entraînement, rythme de vie — ce n’est plus compatible avec mes convictions.

    Alors parfois, on peut réinventer le « comment ». Si je reprends l’exemple de Rocklands, ce serait imaginer une expé à la voile pour y aller autrement. Mais il y a aussi des cas où il faut carrément inventer de nouveaux rêves — des rêves qui soient en accord avec ses valeurs, pour rester aligné, et que ça continue à rendre heureux.

    Et ça, ce n’est pas évident, parce qu’on évolue dans une société qui continue de valoriser ces anciens rêves. Si je reprends encore une fois Rocklands : chaque été, on est matraqués d’images du site [dans les médias de grimpe, sur les réseaux sociaux, ndlr], parce que la majorité des gens y vont encore. Donc même si tu veux t’en détacher, la norme te le remet constamment sous les yeux.

    encordées :
    J’imagine que toi, en tant que grimpeuse, tu dois être frustrée de ne pas pouvoir aller partout.

    Non, pas vraiment. Parce que j’arrive quand même à construire des projets qui sont en accord avec qui je suis. Par exemple, je suis allée à Flatanger [en Norvège, ndlr], et je suis vraiment contente de la manière dont je l’ai fait. J’arrive à nourrir une partie de mes rêves simplement en changeant la manière de les atteindre. Donc non, il n’y a pas de frustration à avoir. C’est d’ailleurs pour ça que je parle de réinventer ses rêves. L’enjeu, c’est de réussir à construire des choses qui nous font vibrer, qui nous donnent envie de mettre de l’énergie, mais en dehors de la norme dominante de la société.

    Et je pense que si on parvient à nourrir des rêves qui vont dans ce sens-là, alors, au fond, il n’y a plus de frustration — parce qu’on est alignés avec soi-même.

    Après, il faut rester lucide. L’écologie, ce n’est jamais tout noir ou tout blanc. C’est une histoire de compromis, de nuances de gris. Il y a toujours quelque chose à redire. Même le fait d’aller en Norvège à la voile, ça peut être critiquable. Rien n’est parfait. La vraie question, c’est : quelles sont les limites qu’on se fixe ? Qu’est-ce qu’on considère comme acceptable ? Qu’est-ce qu’on juge suffisant ?

    Ce que je trouve difficile dans le combat écologique, en revanche, c’est qu’on a souvent l’impression de ne jamais en faire assez. Et ça, pour le coup, oui, c’est une vraie source de frustration.

    encordées :
    Le sport est souvent associé à des valeurs positives – dépassement de soi, solidarité. Comment les concilier avec les changements profonds que demande l’écologie ?

    Je pense qu’il faut réussir à construire une forme de dépassement de soi qui ne dépasse pas les limites planétaires, et qui rassemble les humains au lieu de les diviser. Le dépassement de soi, en soi, ce n’est pas un problème. Ce qui l’est davantage, c’est la quête systématique de dépassement de l’autre. L’enjeu, c’est d’imaginer une pratique sportive qui soit plus collective, plus joyeuse. Et qui nous rassemble.

    encordées :
    Est-ce que ça veut dire, potentiellement, renoncer aux compétitions telles qu’elles existent aujourd’hui ?

    La compétition, c’est un cadre où le dépassement de soi est poussé à son paroxysme. Et ça peut être très fort. Je l’ai vécu : dans certaines compétitions, je me suis vraiment dépassée, mais pas forcément pour battre l’autre — c’était un dépassement personnel. Après, je pense que ça dépend de l’état d’esprit dans lequel on entre dans la compétition. Ce n’est pas vécu de la même manière par tout le monde. En revanche, le modèle actuel des compétitions, où on s’entraîne toute l’année pour prendre l’avion tous les week-ends et faire le tour du monde, ça, oui, c’est clairement à repenser.

    encordées :
    Tout le monde n’a pas envie de revoir ce modèle, non ?

    J’ai l’impression que tout le monde est à peu près conscient des enjeux. Mais ça demande de renoncer, de réinventer ses rêves — et ce n’est pas facile, surtout quand la société te répète : « Tu seras heureux.se quand tu monteras sur le podium des Jeux olympiques. »

    Ce n’est pas simple. Et c’est pour ça que ce ne peut pas être uniquement un changement individuel. Il doit aussi être institutionnel. Tant que les fédérations ne s’empareront pas du sujet, rien ne pourra vraiment bouger. On ne peut pas faire reposer toute la responsabilité sur les épaules des compétiteurs. C’est un changement systémique qui doit avoir lieu.

    encordées :
    Le sport est souvent perçu comme apolitique. Est-ce que ton livre cherche à bousculer cette idée ?

    Je pense que c’est un mythe, cette idée-là. On aime se dire que le sport est apolitique – on le répète souvent. Mais en réalité, il ne l’est pas du tout. Les sportifs ont une influence énorme aujourd’hui, et le sport, dans son ensemble, a une place centrale dans notre société.

    Clothilde Sauvages [à l’origine du podcast Vent Debout, ndlr] le dit très bien dans le carnet : le sport est partout. Il y a une étude du MIT qui montre que, depuis les années 1950, les sportifs ont plus d’influence sur nos sociétés que les politiques. Je trouve que ça résume bien la situation. On aimerait que le sport soit apolitique… mais il suffit de regarder l’argent qui y circule, notamment via les marques, pour comprendre qu’il ne l’est pas du tout.

    encordées :
    Penses-tu que les sportifs de haut niveau doivent être exemplaires avant de prendre la parole sur l’environnement ? Ou, au contraire, assumer leurs contradictions ?

    Je pense que ça pose une vraie question : est-ce qu’on doit assumer l’empreinte environnementale de son métier ? Et souvent, on a du mal à voir le fait d’être sportif de haut niveau comme un métier. Pourtant, c’en est un. Et ce qui est frappant, c’est qu’on pose beaucoup plus facilement cette question-là à un.e sportif.ve qu’à d’autres professionnels. On va rarement demander à un ingénieur chez Airbus : « Est-ce que tu te sens légitime pour parler d’écologie, vu ce que tu fais ? » Pourtant, c’est la même problématique. Simplement, le sport est plus exposé, plus visible.

    Mais aujourd’hui, on ne peut plus faire semblant. On ne peut plus ignorer les contradictions. Donc oui, être sportif de haut niveau, comme être ingénieur chez Airbus, ça pose des questions. Et je sais que beaucoup de gens, même sans forcément prendre la parole publiquement, vivent des contradictions personnelles très fortes, parce que leur conscience écologique grandit. Et ça entre en tension avec leur métier, avec leur rôle dans la société.

    Comme on réinvente nos rêves, il faut aussi apprendre à réinventer nos métiers. Et c’est complexe, parce qu’il y a aussi la réalité de devoir gagner sa vie. Rien n’est simple. Mais il faut pouvoir avoir ces discussions-là.

    encordées :
    Est-ce que tu envisages de prolonger ce travail par d’autres projets autour du sport et de l’écologie ?

    Oui, tout à fait. Il y a par exemple Ordinary Project, un programme de formation pour les athlètes et leurs sponsors, mis en place par Protect Our Winters. J’ai participé à la conception de ce programme. Ce projet combine exactement ces enjeux : comment former les athlètes pour qu’ils avancent dans leur relation professionnelle avec les marques, et en même temps faire évoluer ces marques sur les questions écologiques. L’objectif, c’est que tout le monde soit à la fois plus à l’aise sur ces sujets-là et puisse mieux y contribuer.

    C’est un exemple parmi d’autres. Par exemple, sur un autre projet en Norvège, on a tourné un film, une fiction un peu dystopique. Il raconte l’histoire de deux petits personnages qui s’échappent d’une société de contrôle pour aller grimper dehors en Norvège. À travers ce voyage, ils s’émancipent de toutes les valeurs imposées par la société, et redécouvrent l’émerveillement.


    Lire Le monde du sport face à l’urgence écologique

    Le monde du sport face à l'urgence écologique @ Editions La Plage
    Le monde du sport face à l’urgence écologique @ Editions La Plage

    Résumé : Le sport est aujourd’hui au coeur d’une industrie dont les empreintes carbone et biodiversité sont très fortes. La quête de dépassement de soi et d’exploits sportifs peut éclipser les considérations environnementales. Pourtant, dans ce secteur, des personnalités inspirantes, talentueuses et pionnières sont en train de changer en profondeur leurs pratiques. « Le Monde du sport face à l’urgence écologique » permet de découvrir leur histoire et leur engagement.

    Editeur : La Plage
    Publication : 16 avril 2025
    Prix : 6,95 €
    À découvrir ici

  • « Flashed » : le film du flash historique de Barbara Zangerl sur El Cap’

    « Flashed » : le film du flash historique de Barbara Zangerl sur El Cap’

    Flashed revient sur une performance qui marque un tournant dans l’histoire de l’escalade : la première ascension flash d’une voie sur El Capitan, réalisée en novembre 2024 par l’Autrichienne Barbara Zangerl. En trois jours, la grimpeuse de 36 ans a enchaîné, sans chute ni repérage préalable, les 1000 mètres de Freerider (7c+ max), l’une des lignes les plus emblématiques de la paroi californienne.

    Rendue célèbre auprès du grand public par le solo intégral d’Alex Honnold en 2017, Freerider a été libérée en 1998 par les frères Huber. Elle devient aujourd’hui le théâtre d’un nouvel exploit : celui de Barbara Zangerl, première grimpeuse – et première personne, tous genres confondus – à signer un flash sur El Capitan. Son partenaire, Jacopo Larcher, est passé tout près de l’exploit lui aussi, chutant une seule fois sur le crux de la célèbre Huber Pitch.

    Le documentaire suit les deux grimpeurs durant leur ascension et donne à voir à la fois la rigueur de la préparation mentale, l’intensité de la grimpe et la complexité de ce type de projet. Plus qu’une simple performance physique, il s’agit d’un accomplissement technique et stratégique où chaque décision a un poids.

    « Toujours essayer. Parce qu’on ne sait jamais vraiment ce dont on est capable »

    Barbara Zangerl n’en est pas à son premier fait d’armes. Révélée dans le monde du bloc à la fin des années 2000, elle est la première femme à réussir un 8A+/B en 2008. Après une blessure sérieuse à la colonne vertébrale, elle se tourne vers l’escalade sportive puis vers le trad et les big walls, avec un parcours jalonné de premières féminines remarquées : Prinzip Hoffnung, The Path, Greenspit, ou encore Magic Line (8c+), gravie en 2023 dans le cadre du « Yosemite Double », l’enchaînement de deux voies de trad les plus difficiles du parc national américain.

    Elle a également été la première femme à enchaîner la trilogie alpine (Silbergeier, Der Kaiser’s neue Kleider, End of Silence), et a été nommée Aventurière de l’année par National Geographic en 2019. Malgré son palmarès impressionnant, Zangerl continue de travailler comme manipulatrice en électroradiologie, menant de front une carrière professionnelle et une pratique de haut niveau. Une stabilité qui, selon elle, alimente sa motivation.

    Avec ses images immersives et son rythme sobre, Flashed ne mise pas sur le sensationnalisme mais sur l’authenticité. On y découvre une grimpeuse humble, obstinée, dont la devise résonne comme un credo pour tous les passionnés d’aventure : « Toujours essayer. Parce qu’on ne sait jamais vraiment ce dont on est capable. »

  • Enquête : la rémunération des athlètes féminines

    Enquête : la rémunération des athlètes féminines

    Aucune femme n’apparaît dans le top 100 des athlètes les mieux rémunérés. Une phrase qui résonne comme une réalité frappante dans le monde du sport professionnel. Car malgré des évolutions notables sur le plan des mentalités et des politiques sportives, l’écart économique entre les athlètes masculins et féminins reste encore abyssal. Les raisons de cette inégalité sont multiples, allant des stéréotypes de genre profondément ancrés à la faible visibilité du sport féminin. Alors que des figures comme Serena Williams ou Naomi Osaka ont marqué l’histoire, le monde du sport professionnel continue de faire face à un plafond de verre pour ses athlètes féminines. Tant en termes de rémunération que de reconnaissance.

    À temps de travail équivalent, le salaire moyen des femmes reste inférieur de 14,2 % à celui des hommes.

    Les femmes occupent 42 % des postes salariés du secteur privé en équivalent temps plein, mais ne représentent que 24 % du top 1 % des emplois les mieux rémunérés.

    À poste et établissement identiques, l’écart de salaire net en équivalent temps plein se réduit toutefois à 3,8 %.

    (Source : INSEE)

    Le monde du sport n’échappe pas à ce phénomène, qu’il s’agisse des salaires ou des primes. À titre d’exemple, l’équipe féminine de football des États-Unis, qui génère pourtant davantage de revenus que son homologue masculine, a déposé une plainte pour discrimination salariale contre la fédération américaine (U.S. Soccer) en 2016, affirmant percevoir 75 % de moins que les hommes.

    Aucune femme dans le top 100 des athlètes les mieux payés en 2024

    Depuis 1990, le magazine économique américain Forbes publie chaque année un classement des athlètes les mieux rémunérés. À ses débuts, la liste ne comptait que trente noms, et certaines femmes parvenaient à y figurer, notamment les grandes tenniswomen de l’époque comme Steffi Graf, Gabriela Sabatini, Monica Seles ou encore Jennifer Capriati.

    « Les premiers classements faisaient la part belle aux sports individuels, avec seulement onze athlètes de sports collectifs en 1990 et neuf en 1991 », précise le magazine sur son site. En 2018, la tendance s’est inversée : « Les sportifs issus des disciplines collectives représentaient 82 % du classement. Les salaires dans ces sports ont explosé ces 25 dernières années, les médias dépensant des milliards de dollars pour acquérir les droits de diffusion en direct. Le plus haut salaire de la NBA en 1990 était de 3,75 millions de dollars pour Patrick Ewing. En 2018, Stephen Curry a empoché 34,7 millions de dollars avec les Golden State Warriors. »

    L’année 2018 marque un tournant : pour la première fois, aucune femme ne figure dans le classement des athlètes les mieux payés. Devenu un top 50 en 2010, puis un top 100 en 2012, le classement Forbes reflète de plus en plus l’écart croissant entre les genres.

    « L’absence de femmes dans ce classement s’explique par plusieurs facteurs », poursuit le magazine. « La tenniswoman chinoise Li Na a pris sa retraite en 2014, Maria Sharapova, classée onze années consécutives, subit encore les conséquences de sa suspension de 15 mois pour dopage, et Serena Williams n’a participé à aucun tournoi WTA depuis janvier 2017, date à laquelle elle a annoncé sa grossesse. Son total de gains s’est donc limité à 62 000 dollars cette année-là, contre 8 millions l’année précédente. »

    Et en 2024, la tendance persiste : aucune athlète féminine ne figure dans le top 100. Avec des revenus estimés à 34,4 millions de dollars, la jeune star du tennis Coco Gauff, 20 ans, réalise toutefois l’une des meilleures performances financières pour une sportive. Elle reste néanmoins loin derrière ses consœurs Naomi Osaka et Serena Williams, qui avaient atteint respectivement 57,3 millions et 45,9 millions de dollars en 2022, la classant cette année à la 125e place.

    Pour la première fois dans l’histoire des données de Forbes, chacun des dix athlètes les mieux payés en 2024 a gagné plus de 100 millions de dollars, dépassant ainsi le précédent sommet de huit athlètes en 2023. Du côté des femmes, les 20 athlètes les mieux rémunérées ont cumulé plus de 258 millions de dollars en 2024, marquant une augmentation de 15 % par rapport aux 226 millions de dollars enregistrés en 2023.

    Cependant, le total combiné des revenus des sportives représente moins de 12 % des revenus des 20 sportifs les mieux payés au monde, qui ont généré un montant estimé à 2,23 milliards de dollars en 2024.

    Une supportrice sur l'UTMB 2024 (@Coralie Havas)
    Une supportrice sur l’UTMB 2024 (@Coralie Havas)

    Le sport féminin continue toutefois d’être perçu comme moins « rentable »

    De tels écarts renforcent le préjugé selon lequel « les hommes sont de meilleurs athlètes que les femmes » et qu’ils sont plus légitimement présents dans le sport. Cependant, la réalité est bien plus complexe. Prenons l’exemple de deux phénomènes du basketball, des joueurs d’exception qui n’émergent qu’une fois par génération : l’Américaine Caitlin Clark, sélectionnée par le Fever de l’Indiana, membre de la WNBA pour la saison à venir, et le Français Victor Wembanyama, choisi par les Spurs de San Antonio lors de la saison précédente en NBA.

    « Leur talent transcende les limites du terrain ; leur attrait auprès du public et leur charisme personnel sont tout aussi impressionnants », note Forbes. « Il n’y a jamais eu de doute sur leur statut de premier choix, leur suprématie sur le terrain étant incontestable. » Pourtant, Caitlin Clark se heurte à des plafonds salariaux bien inférieurs à ceux de la NBA. « Cette disparité salariale est souvent attribuée à des facteurs comme l’audience, les revenus publicitaires et la popularité générale du sport féminin par rapport à celui des hommes. Toutefois, de nombreux défenseurs de l’égalité des sexes dans le sport affirment que ces différences sont injustifiées et appellent à des réformes pour garantir un salaire égal pour un travail égal, quel que soit le genre », poursuit Forbes.

    Quand on examine de plus près, on constate que Victor Wembanyama a signé un contrat de quatre ans d’une valeur de 55 millions de dollars. De son côté, Caitlin Clark a reçu 338 056 dollars. Pas par an, mais pour ses quatre premières années au sein de la WNBA.

    Il existe cependant des raisons d’espérer. Depuis 2007, Roland-Garros a instauré l’égalité des primes entre hommes et femmes. Cette politique est désormais appliquée dans de nombreux sports, tels que le biathlon, le surf ou encore les CrossFit Games. Actuellement, 35 fédérations suivent ce modèle et distribuent des dotations égales pour les hommes et les femmes.

    Le sport féminin continue cependant d’être perçu comme moins « rentable », moins médiatisé, moins sponsorisé, moins suivi et donc moins rémunéré. Une boucle infernale, alimentée par des stéréotypes et une vision archaïque du sport. Cette inégalité trouve ses racines dans l’histoire. Pendant longtemps, certaines disciplines sportives ont été fermées aux femmes ou leur développement a été limité, ce qui a laissé des traces durables sur les structures et les investissements dans le sport féminin.

    Katie Schide sur l'UTMB 2024 (@Coralie Havas)
    Katie Schide sur l’UTMB 2024 (@Coralie Havas)

    Aujourd’hui encore, 40 % des filles abandonnent le sport au début de l’adolescence, soit deux fois plus que les garçons. Les raisons sont multiples : un manque de confiance en soi (environ 6 filles sur 10 estiment ne pas avoir les compétences nécessaires pour continuer), des stéréotypes de genre (avec des idées reçues sur les « sports pour filles » ou les jugements sur les corps dits « trop musclés »), l’absence de modèles féminins (moins de 30 % des coachs et entraîneurs sont des femmes), ainsi que la pression des études et des obligations sociales. À l’âge de 17 ans, 51 % des filles déclarent être trop occupées par leurs études et leur vie sociale pour continuer à pratiquer une activité sportive.

    De plus, les sports pratiqués par les femmes, moins médiatisés, génèrent moins d’opportunités de sponsoring, ce qui, selon les fédérations et sponsors, justifie les écarts de rémunération. Le manque de visibilité du sport féminin dans les médias empêche les marques de proposer des contrats de sponsoring aussi lucratifs que ceux offerts aux stars masculines telles que LeBron James, Cristiano Ronaldo ou Tom Brady (football américain). Même les sportives évoluant dans des disciplines dominées par les hommes, comme Ronda Rousey en MMA, ont peu de chances d’apparaître un jour dans les classements des athlètes les mieux rémunérés.

    Ces disparités financières forment un véritable cercle vicieux qui freine la progression des sportives. Faute de rémunération suffisante, elles doivent jongler entre l’entraînement et un emploi classique. Or, une athlète qui s’entraîne moins voit ses performances stagner, ce qui conduit à une moindre visibilité médiatique et donc à des opportunités de sponsoring limitées, impactant ainsi sa rémunération.

    Et les sports outdoor dans tout ça ?

    Dans des disciplines comme l’escalade, l’alpinisme ou le trail, les chiffres restent flous. En d’autres termes, il est difficile de savoir exactement combien gagnent les athlètes. La plupart des compétitions proposent une rémunération égale, et bon nombre d’entre elles se déroulent en même temps que celles des hommes (en trail, par exemple) ou presque (sur la même journée ou le même week-end). Mais qu’en est-il des contrats de sponsoring ? Et des possibles disparités salariales entre hommes et femmes ? Le sujet reste largement ignoré. Alors, nous avons décidé de le soulever chez encordées. Affaire à suivre.

  • Clara Arnaud : « Il me tient à coeur de créer des personnages féminins qui ne soient pas des clichés de ce qu’on attend de la féminité »

    Clara Arnaud : « Il me tient à coeur de créer des personnages féminins qui ne soient pas des clichés de ce qu’on attend de la féminité »

    Avec Et vous passerez comme des vents fous, Clara Arnaud signe un roman puissant, mêlant poésie et biologie, qui nous emporte au cœur des Pyrénées. Récompensé par le Prix du roman d’écologie 2024, l’ouvrage aborde la question sensible de la cohabitation entre humains et ours, sans jamais céder au manichéisme. Présente fin mars au festival Agir pour les glaciers à Bourg-Saint-Maurice, l’autrice, installée en Ariège, y a partagé sa vision d’un monde vivant à écouter autant qu’à raconter.

    Un constat se lit entre les lignes du dernier roman de Clara Arnaud : émerveillons-nous tant qu’il est encore temps, levons le pied, écoutons la nature, inspirons-nous d’elle. Vous n’y trouverez cependant aucun jugement moralisateur. Un équilibre délicat, étant donné le sujet abordé : la question de l’ours dans les Pyrénées.

    Dans Et vous passerez comme des vents fous, on suit alternativement trois personnages. Gaspard, un berger pyrénéen, s’apprête à remonter en estive avec ses brebis, hanté par un accident tragique survenu la saison précédente. Alma, une jeune éthologue, vient d’intégrer le Centre national pour la biodiversité, dans le but d’étudier le comportement des ours et de proposer des réponses adaptées à la prédation du plantigrade. Le tout est ponctué par l’histoire de Jules, jeune saltimbanque parti, à l’orée du XXe siècle, tenter sa chance à New York avec son animal.

    « J’ai besoin d’avoir une relation intime avec le territoire sur lequel j’écris », explique Clara Arnaud. « Je n’écris jamais sur les Pyrénées ou sur l’Asie centrale. Mais j’écris à partir de. Parce que j’y vis, je les traverse. J’y consacre du temps. » Géographe de formation, l’autrice utilise aussi la cartographie — ce qui est directement avec lien avec sa pratique de la marche.

    Au-delà de cette immersion, à la fois active et contemplative, l’hyperactive Clara Arnaud prend aussi le temps d’échanger avec les natifs de ces lieux. « Je suis toujours plus ou moins de passage. À mon âge, je ne serai jamais ‘de quelque part’. Avoir une vie ancrée sur une, voire plusieurs générations, ce n’est pas mon histoire, ni celle de ma famille », confie-t-elle. « C’est pourquoi j’aime me raccrocher à leurs récits, ainsi qu’aux représentations artistiques qui sont faites de ce territoire. »

    « J’ai écrit ce livre en glissant mes pas dans ceux des gens de l’OFB [Office Français de la Biodiversité, ndlr], ainsi que d’un réseau de bénévoles qui s’occupent du suivi de la population d’ours », poursuit l’autrice. « Ils notent les traces, les poils, les empreintes, et répertorient les individus. Ceux qui sont encore là, ceux dont on ne retrouve plus la trace, que l’on considère comme morts ou probablement partis. »

    Pour les personnages issus du monde pastoral, Clara Arnaud a accompagné des bergers, véritables médiateurs entre elle et la montagne. « C’était un réservoir de connaissances explique-t-elle. « Certains avaient un savoir scientifique, des connaissances naturalistes bien plus développées que les miennes. Ils m’ont appris à reconnaître les traces de l’ours, à anticiper la pluie, à savoir quand se mettre à l’abri. Et évidemment, quand on fait ces suivis, on est hors sentiers. Et les bergers aussi le sont, avec un rapport au territoire profondément différent. Ils en ont une connaissance extrêmement fine, liée à leur pratique quotidienne. »

    L’autrice a été particulièrement marquée par Francis, un berger qu’elle décrit comme une sorte de passeur, féru à la fois d’orientologie et de botanique, sans oublier l’histoire locale. « Il ne fait pas le métier de berger : il est berger », souligne-t-elle. Fait rarissime : Francis réalise ses estivales sur la même montagne depuis quarante ans. Il en est donc devenu le témoin privilégié, observant ses moindres évolutions.

    Ce qui a le plus frappé Clara Arnaud, c’est le rapport presque sacré que Francis entretient avec son environnement. « Il est vraiment dans le prendre soin. Non seulement des brebis, mais de toute la montagne » détaille-t-elle. « Il m’a même confié ses carnets de berger. Il en écrivait des tartines. On y retrouve ce souci constant des autres. C’est un grand lecteur, un grand poète. […] Je lui dois même le titre du roman, qui est le dernier vers d’un poème arménien qu’il m’a fait découvrir. »

    Comment Clara Arnaud raconte la montagne

    « J’ai eu la chance de grandir dans une famille où il n’y avait pas de hiérarchie entre les êtres vivants. Ce n’était pas formulé ainsi, mais c’était vécu comme ça avec mes parents », confie l’autrice. Une enfance qui, sans aucun doute, a nourri son écriture. « J’observais le paysage alentour comme un écosystème peuplé d’êtres vivants. Et la manière dont j’écris le monde vivant est très influencée par ces représentations. »

    « Je pense qu’il est nécessaire d’aller plus loin dans nos perceptions », poursuit Clara Arnaud. « Aussi bien olfactives que visuelles, etc. Et ce n’est pas du tout quelque chose que l’on nous enseigne à l’école. »

    Pas question, pour autant, de raconter une montagne sauvage, vierge de toute présence humaine. Ce qu’elle dépeint, c’est plutôt un lieu habité, partagé entre humains et autres organismes vivants, où la cohabitation est parfois complexe. « Je veux aussi bien raconter les tensions, les frictions que les interdépendances », précise-t-elle. « Car le roman, c’est un art d’‘aller vers’. C’est faire le pari de ne pas raconter le monde uniquement par le prisme de son propre regard, mais de se dire : ‘Je vais essayer d’adopter le regard, la sensibilité de quelqu’un d’autre. Et je vais m’y essayer au plus près de ce que je peux faire.’

    « Même si, quand je me mets dans la peau de quelqu’un dont la pensée est diamétralement opposée à la mienne, je ne finis pas forcément par être d’accord avec lui » nuance-t-elle. « Mais ce chemin me permet de ne pas en faire une caricature. C’est ce que j’ai essayé de faire avec ce livre. Et je pense que c’est pour cela qu’il a été bien reçu en Ariège, y compris par des personnes qui ne partagent pas mes idées sur ces sujets dans la vie de tous les jours. »

    La littérature de voyage au féminin

    Quand on l’interroge sur l’écoféminisme — courant philosophique, éthique et politique né de la conjonction des pensées féministes et écologistes — la réponse de Clara Arnaud est claire : « Il est évident pour moi qu’aujourd’hui, quand on parle d’écologie, on doit forcément inclure une pensée décoloniale et une pensée féministe. Il y a quand même un rapport au monde conquérant, extractiviste, etc., qui s’est construit au détriment d’une autre partie du monde. »

    « J’ai grandi dans une famille où ça ne faisait aucune différence d’être un garçon ou une fille », raconte-t-elle. « Et d’ailleurs, j’ai pris conscience de ça assez violemment quand j’ai commencé à voyager seule. Pour moi, c’était un non-sujet. Sauf qu’un corps de femme, seule, très jeune, lâché comme ça dans la nature, ce n’est absolument pas anodin. Par exemple, au Honduras, je courais avec mon chien dans la montagne. Je n’ai jamais croisé une femme qui faisait ça seule. Ça n’existait pas. »

    « Donc, malgré soi, cela devient un acte militant. Et ça induit un rapport au mouvement un peu différent. Parce que, si je schématise, c’est être une proie. […] Mais pour avoir discuté avec des hommes ayant voyagé dans des pays dangereux, je sais que ce sentiment n’est pas propre aux femmes. Simplement, nous, on en a plus conscience, et on nous le rappelle davantage. Mon premier livre, Sur les chemins de Chine, est sorti quand j’avais 23 ans. La question de la peur, du risque, de l’agression revenait tout le temps. Si j’avais été un jeune homme, on ne me l’aurait pas autant posée. »

    « Je me suis toujours identifiée à des figures masculines en littérature. À ces hommes dans la nature. Je lisais souvent des récits portés par des héros masculins, avec parfois des personnages féminins secondaires. Il y a des exceptions, bien sûr, mais elles restent minoritaires », poursuit-elle. « C’est pourquoi il me tient à cœur de créer des personnages féminins qui ne soient pas des clichés de ce qu’on attend de la féminité. Et, en contrepoint, des personnages masculins qui ne soient pas non plus des stéréotypes de la masculinité. »

    « Gaspard, le berger dans mon dernier roman, est une figure paternelle. Il n’y a pas de figure maternelle dans le livre. C’est lui qui prend soin des enfants. Je n’ai pas donné ce rôle à une femme. Ça passe aussi par l’idée de réinvestir une force physique, une physicalité. J’ai voulu un roman où les femmes ne sont pas juste passives. »

    Voyager moins, mais mieux

    Avec le temps, le rapport de Clara Arnaud au voyage lointain a évolué. « Même si je n’ai jamais pris l’avion pour partir en vacances quinze jours », précise-t-elle. « Mais c’est certain que je me pose davantage la question qu’à mes vingt ans. À l’époque, l’avion était surtout très cher. Aujourd’hui, ça l’est toujours, mais ce n’est plus mon problème principal. Et, malheureusement, il est souvent moins coûteux que le train. Ce dernier implique un autre rapport au temps, moins tourné vers la consommation rapide d’une destination. »

    Et si, aujourd’hui, l’autrice voyage beaucoup moins, elle tient à nuancer cette évolution. « Je n’ai pas du tout l’intention d’arrêter de voyager. Parce que je constate un repli sur soi assez phénoménal », explique-t-elle. « En littérature, par exemple, de moins en moins de gens lisent de la littérature étrangère. Aux États-Unis, ils n’en lisent plus que 3 %. Ce n’est pas sans lien avec ce qui se passe aujourd’hui. Je pense qu’il est essentiel qu’il y ait encore des passeurs, des gens qui circulent. »

    Un repli que Clara Arnaud, qui vit en Ariège, un territoire très militant, remarque au quotidien. « Il y a ici des personnes d’une grande radicalité, dont j’admire profondément la cohérence. Mais parfois je me demande : pourquoi vivre uniquement dans des micro-constellations territoriales où plus personne ne sort de la vallée ? Ce qu’ils font est très beau, et leur existence est fondamentale. Mais je crois que, malgré tout, on a besoin que les histoires circulent, que les idées circulent. »

  • Un mois sans Strava : je suis allée dehors pour moi, pas pour les stats

    Un mois sans Strava : je suis allée dehors pour moi, pas pour les stats

    Beaucoup de voix se sont élevées contre Strava ces derniers temps. Une vague de critiques, parfois teintée de haine, envers cette application qui transforme chaque foulée en performance publique. J’ai voulu comprendre ce que ça changeait de s’en passer. Alors j’ai tenté un mois sans Strava. J’aime bien dire que j’ai fait ma petite crise d’ado numérique. Spoiler : j’y suis retournée. Mais différemment. Je vous explique pourquoi.

    Avez-vous entendu parler des « Strava jockeys » ? Ce sont souvent des jeunes, précaires, et ils ont un point commun : vouloir tirer profit de leur passion pour la course à pied. Un travail ingrat, puisque l’idée est de totalement s’effacer au profit de leurs clients. Des utilisateurs de l’application Strava, qui, faute de temps ou de motivation, les rémunèrent en fonction du nombre de kilomètres effectués… et de leur allure. Une histoire de tricherie qui en dit long sur la relation que certaines et certains entretiennent avec l’application, créée par deux anciens étudiants d’Harvard, il y a maintenant plus de quinze ans.

    En lisant cette actualité, j’avais fait le choix d’arrêter d’utiliser Strava, le temps d’un mois. Je crois que c’était mon propre Dry January (inspiré par Lisa Louviot, une accompagnatrice en moyenne montagne, qui avait décidé de se passer de sa montre connectée tout le mois de janvier). Un dépouillement en quête d’un « pourquoi » 

    Je suis une amoureuse des montagnes. J’aime garder une trace de mes sorties, de ces tranches de vie sur les falaises, sur les sentiers, que j’arpente seule ou à plusieurs.

    C’est moins poétique, mais j’aime aussi noter mes séances de préparation physique, celles qui m’éloignent des blessures (pas toujours). Ou encore ces minis-victoires sur le pan d’escalade de la salle de bloc la plus proche de chez moi.

    J’aime me replonger dans les souvenirs. Pas longtemps, mais suffisamment pour me donner un peu d’élan. De confiance aussi. « On a accompli dejolies choses ces derniers temps. Allez, savoure un peu », voilà ce que je me dis, quand je lève un peu la tête.

    La tête, je l’avais un peu trop eue dans le guidon ces derniers temps. Parfois, c’est ce qu’il faut pour aller vers ses rêves. Du moins, je crois. Alors, j’ai décidé de retirer mes œillères. De lâcher le smartphone pour le carnet d’entraînement. Et de vivre une nouvelle aventure : ne rien publier sur Strava. J’ai décidé de pousser l’expérience en y ajoutant l’absence d’objectifs, de plan d’entraînement, et de toute « obligation » d’aller m’entraîner. Un dépouillement, un retour à l’essentiel. Avec l’envie de savoir si j’avais vraiment envie de passer autant d’heures à courir, grimper, faire du vélo… Ou bien si je ne répondais qu’à l’injonction sociale d’être « active pour rester fit ».

    Pire, si je ne courais que pour alimenter mes statistiques sur Strava.

    Être « la meilleure version de moi-même »

    « Si ce n’est pas sur Strava, ça n’existe pas. » Voilà l’idée valorisée par l’application. Ces dernières années, j’ai joué le jeu. Parce que les chiffres me rassurent, je crois.

    Chacun de mes déplacements était traqué.
    Ceux pour aller à l’école de journalisme : deux kilomètres à pied, chaque matin.
    Ceux pour aller à la salle d’escalade : quatre kilomètres à vélo.
    Et j’en passe. 

    Ajoutez à cela ma bonne dizaine d’heures d’entraînement par semaine. Ça en fait des activités. Toutes n’ont pas été conservées au nom de l’assez noble idée de « garder des souvenirs », je le concède. Mais j’aimais bien voir que j’avais couru plus de kilomètres que la semaine passée.

    La pression sur Strava, avec ma quinzaine de followers, je me la mettais toute seule. Suivant cette fameuse injonction à être « la meilleure version de moi-même ». Pour moi, ça voulait dire : toujours plus.

    Toujours plus d’heures d’entraînement.
    Toujours plus de kilomètres.
    Toujours plus de dénivelé positif.

    Et dans tout ça, je ressentais le besoin de justifier certains de mes manques de forme passagers. Parce que, même si j’essaie d’être parfaite, je n’en demeure pas moins humaine.

    Strava, le reflet de notre frénésie vers le « toujours plus », le « toujours mieux »

    J’ai donc tout stoppé pendant un mois. Sauf que j’ai continué d’aller dehors. Parce que j’en avais envie. Parce que je sentais qu’il me restait encore beaucoup de choses à écrire sur ma partition. Des souvenirs, principalement. J’ai décidé d’une chose : « Je ne m’entraîne pas, je vais dehors, c’est différent. »

    Strava ne le sait pas, mais j’y suis quand même allée à cinq heures du matin. Parce que j’aime ça, être seule dans les montagnes, « à l’heure où blanchit la campagne ».

    Conclusion ? J’aime passer des heures dehors. Beaucoup d’heures. Mon équilibre est là. Et comme un funambule, je suis sur un fil, très souvent prête à basculer vers le « trop » (notion qui est propre à chacun).

    Un mois après cette expérience, je suis, doucement mais sûrement, retournée sur Strava. Parce que les souvenirs prennent, chez moi, plus de sens lorsqu’ils sont partagés. Mais aussi parce que j’ai compris que cette application n’était finalement que le reflet de notre frénésie vers le  « toujours plus », le « toujours mieux ». Frénésie que j’ai décidé de freiner, mais pas trop quand même. Parce que je suis trop curieuse de savoir où mène ce sentier, ce qu’il se cache derrière cette montagne, et de découvrir la vue qu’offre cette nouvelle voie.

    Me concentrer sur le positif

    Ce matin, en revenant de ma sortie du jour, j’ai râlé. La montre affichait 293 mètres de dénivelé positif. J’aurais bien voulu faire les 300. Alors, j’ai repassé mentalement la séance en boucle, cherchant les micro-erreurs qui m’avaient fait manquer ces fameux sept mètres. Je les ai trouvées.

    Et puis, j’ai décidé d’arrêter de râler. 
    De me concentrer sur le positif de cette sortie, sur le plaisir que j’en avais retiré. La fraîcheur du matin, les lueurs sur les sommets encore enneigés, le soleil qui s’extrayait timidement de derrière les montagnes. 

    Parce qu’après tout, c’est bien après ça que je cours.

  • Quand Miriam O’ Brien parlait « d’alpinisme sans hommes » en 1934… à National Geographic

    Quand Miriam O’ Brien parlait « d’alpinisme sans hommes » en 1934… à National Geographic

    Dans un monde où l’alpinisme était réservé aux hommes, Miriam O’Brien a fait partie de celles qui ont redéfini les règles du jeu. En gravissant seule des sommets mythiques comme le Grépon et le Cervin, sans guide et sans l’ombre d’un homme, l’alpiniste américaine a fait tomber des barrières autant sociales que sportives. À travers son essai emblématique et ses ascensions audacieuses, elle a prouvé que les femmes étaient non seulement capables d’atteindre les sommets, mais aussi d’inventer une nouvelle forme d’aventure. Une voie que des générations d’athlètes, hommes et femmes, continuent d’emprunter aujourd’hui.

    « L’escalade des grands sommets rocheux et glaciaires des Alpes est un sport qui gagne en intensité, en plaisir et en intérêt lorsqu’on le pratique en solitaire. Pourtant, ce n’est que récemment que l’on a commencé à considérer cette pratique comme convenable — même pour les hommes. Quant aux femmes, il reste encore rare de les voir gravir les montagnes non seulement sans guide, mais aussi sans la compagnie d’un homme.

    À quelques exceptions près, les femmes n’ont presque jamais gravi seules des sommets. Or, l’essence de l’ascension sans guide réside dans le fait d’assumer soi-même l’entière responsabilité de la réussite de l’entreprise. C’est une expérience à la fois exigeante et exaltante, et je ne voyais aucune raison pour laquelle ce plaisir devrait nous être refusé. Pourtant, certains de mes amis alpinistes français ont tenté, avec une grande patience, de m’expliquer pourquoi il était, selon eux, théoriquement impossible pour une femme de conduire une ascension seule — sans la présence, au minimum, d’un ‘soutien moral’ masculin. »

    Ces mots, Miriam O’Brien les a écrits en août, dans son essai Manless Alpine Climbing : The First Woman to Scale the Grépon, the Matterhorn and Other Famous Peaks Without Masculine Support ( L’alpinisme sans homme : la première femme à gravir le Grépon, le Cervin et d’autres sommets célèbres sans le soutien d’un homme). Un texte publié dans National Geographic durant lequel elle développe longuement le concept de manless climbing, l’alpinisme sans homme, en détaillant ses différentes ascensions exclusivement féminines dans les Alpes, ainsi que les réactions qu’elles suscitent. L’article révèle la principale controverse qui remonte à 1929, lorsque Miriam réussit, avec son amie Alice Damesme, l’ascension d’une des montagnes emblématiques de Chamonix : l’Aiguille du Grépon (3 482 mètres).

    « Bien que plus exigeant que tout ce qui avait jusque-là été tenté par des femmes seules, mais sans égaler certaines ascensions récentes, le Grépon a longtemps été considéré comme l’une des escalades rocheuses les plus ardues des Alpes — au point que certains guides agréés de Chamonix eux-mêmes hésitaient à s’y engager. Il fallait s’y confronter. »

    Mummery, célèbre alpiniste anglais qui fut, en 1881, le premier à atteindre le sommet de ce pic, faisait souvent remarquer : « Les montagnes semblent condamnées à passer par trois phases successives : d’abord un pic inaccessible, puis l’ascension la plus difficile des Alpes, enfin une simple promenade pour une dame. »

    « Alice et moi avons quitté l’hôtel du Montenvers à 2h35, le matin du 17 août. À 5h40, nous étions arrivées au ‘lieu du petit déjeuner’ — le Rognon des Nantillons, un promontoire rocheux qui émerge à la base du glacier du même nom. Plusieurs ‘caravanes’ y faisaient halte, car jusqu’à ce point, les itinéraires menant au Charmoz, au Grépon et à la Blaitière sont communs », raconte l’alpiniste américaine.

    « Lorsque les autres apprirent ce que nous comptions faire, tous demandèrent avec étonnement : ‘Vous deux, seules ?’ Et bien qu’ils aient tenté de rester courtois, ils n’ont pu s’empêcher de sourire — un sourire que nous avons choisi d’interpréter comme une forme de politesse — quand nous leur avons répondu que oui, ‘nous deux, seules’, allions tenter l’ascension du Grépon. »

    Un exploit qu’elles réaliseront avec brio. De quoi amener l’alpiniste Étienne Bruhl à se plaindre : « Le Grépon a disparu. Maintenant qu’il est grimpé par deux femmes seules, aucun homme qui se respecte ne peut l’entreprendre. Dommage, car c’était autrefois une très belle ascension. » Tandis que de son côté, l’Alpine Journal, bulletin annuel de l’Alpine Club, club alpin britannique, aborda le sujet avec paternalisme, présentant l’ascension comme une exception absolument unique à ne pas reproduire : « Peu de femmes, même aujourd’hui, parviennent à escalader seules des montagnes. »

    « Très tôt, j’ai compris qu’une personne qui grimpe toujours derrière un bon leader risque de ne jamais vraiment apprendre l’alpinisme. »

    La première fois que Miriam O’Brien a mis les pieds dans les Alpes, c’était en 1914, avec ses parents. Après une licence en mathématiques et en physique, et une maîtrise en psychologie pendant la Première Guerre mondiale, l’Américaine retourne dans les Alpes plusieurs étés de suite. Elle y fait ses débuts en alpinisme. Membre actif de l’Appalachian Mountain Club, elle rejoint le Ladies’ Alpine Club en 1926, dont elle devient vice-présidente de 1931 à 1970.

    Miriam O’Brien a commencé à pratiquer sérieusement l’escalade dans les Alpes en mai 1926, réalisant la première ascension de la Torre Grande dans les Dolomites par une voie aujourd’hui connue sous le nom de Via Miriam, en son honneur. Elle réalisera par la suite la première ascension de l’Aiguille de Roc le 6 août 1927 avec Alfred Couttet et Georges Cachat, dans le massif du Mont Blanc.

    Un an plus tard, le 4 août 1928, accompagnée de Robert L. M. Underhill et des guides Armand Charlet et G. Cachat, elle réalise la première ascension de la traversée des Aiguilles du Diable au Mont Blanc du Tacul, dans les Alpes, un itinéraire qui consiste à « gravir cinq sommets remarquables de plus de 4000 mètres dans un cadre superbe ».

    « Très tôt, j’ai compris qu’une personne qui grimpe toujours derrière un bon leader — qu’il soit guide ou amateur expérimenté — risque de ne jamais vraiment apprendre l’alpinisme. Elle n’en goûte, au fond, qu’une part limitée des plaisirs et des récompenses variées qu’offre la montagne. Certes, elle profite de la beauté saisissante des paysages, de l’élan physique grisant, du plaisir de l’effort et de l’agilité — qui, souvent, exigent un réel niveau de compétence. Mais après tout, elle ne fait que suivre », écrira-t-elle plus tard. « Celui qui grimpe en tête, en revanche, y trouve bien davantage : il ou elle doit résoudre, à chaque instant, les questions concrètes de technique, de tactique et de stratégie, au fil de leur apparition. Je ne voyais aucune raison pour laquelle les femmes seraient, par principe, incapables d’assumer ce rôle. D’ailleurs, certaines l’avaient déjà fait, à quelques occasions. Mais pourquoi cela ne deviendrait-il pas une pratique courante, même pour des ascensions d’un jour ? J’ai donc décidé de tenter l’expérience — non seulement sans guide, mais aussi sans homme. »

    S’ensuivent de notables ascensions féminines : l’Aiguille du Grépon avec l’alpiniste française Alice Damesme en 1929, le Mönch et la Jungfrau dans les Alpes bernoises avec Micheline Morin en 1931, mais aussi, un an plus tard, le Cervin, l’un des sommets les plus emblématiques des Alpes, réputé pour son exigence. Elle entreprit cette ascension avec Alice, ainsi qu’avec Jessie Whitehead. Leur ami Kronig, gardien du refuge et sympathisant de leurs aspirations, s’arrangera pour leur accorder de l’avance sur les autres cordées afin qu’on ne puisse pas les accuser d’avoir bénéficié d’une aide masculine. Après quelques tentatives infructueuses, elles atteignirent le sommet le 13 août 1932, à 8h30.

    Des amis à Chamonix ont, à leur retour, organisé une réception, avec des fleurs et quelques discours, pour célébrer l’accomplissement de Miriam O’Brien. Une fête à laquelle l’alpiniste américaine n’assista pas, préférant aller en montagne avec Robert Underhill, son futur mari, avec qui elle aura deux fils, nés en 1936 et 1939.

    Un héritage qui a inspiré des générations d’athlètes

    Miriam O’Brien et son mari ont par la suite réalisé de nombreuses premières ascensions ensemble, de l’autre côté de l’Atlantique. À noter que l’alpiniste américaine gravit une troisième et dernière fois le Cervin en 1952, à 60 ans.

    Les mémoires de Miriam O’Brien, Give Me the Hills, ont inspiré des générations d’athlètes outdoor, repoussant sans cesse les limites de leurs disciplines, qu’ils soient hommes ou femmes. Car bien qu’elle ait démontré que les hommes ne sont ni indispensables ni particulièrement nécessaires à l’aventure, son héritage dans le monde de l’outdoor dépasse largement la simple remise en question des normes culturelles dominantes.

  • Juliette Becquet, hydroécologue à la tête du projet « Downstream »

    Juliette Becquet, hydroécologue à la tête du projet « Downstream »

    2025 a été désignée « année internationale de la préservation des glaciers » par l’ONU, un moyen de souligner l’urgence à laquelle ces géants font face. Puisque les glaciers du monde entier devraient perdre entre 20 % et 52 % de leur masse d’ici 2100, et ceux des Alpes pourraient avoir presque disparu. Un phénomène qui affecterait profondément les ressources en eau douce et la biodiversité. C’est ce que met en lumière le projet Downstream, porté par Juliette Becquet. L’objectif ? Mettre en évidence l’impact du recul des glaciers sur trois grands fleuves alimentés par ces derniers : le Rhône en Europe, le Columbia en Amérique du Nord et le Waitaki en Nouvelle-Zélande. Bien que géographiquement éloignés, ces cours d’eau partagent des défis communs liés à la fonte des glaciers, à la gestion des ressources en eau et à la perte de biodiversité.

    encordées :
    Quel a été ton rôle dans le projet Downstream ? 

    À l’origine, le projet Downstream n’était pas destiné à être un film, mais un projet de recherche. Protect Our Winters (POW) m’a contactée pour savoir si j’étais intéressée à prendre le lead sur la partie scientifique du projet, ce que j’ai accepté. Ce n’est que quelques mois plus tard, lorsqu’il a fallu réfléchir à la manière de médiatiser le projet, qu’ils ont décidé de créer un film. Huw James, le réalisateur, a été contacté, tandis que de mon côté, j’ai dû trouver des personnes à interviewer. POW pensait que ce serait une bonne idée que je sois la « conductrice » du film.

    Mon rôle principal dans le projet Downstream a été d’écrire le livre blanc, disponible en ligne. Ce livre de 60 pages est une revue bibliographique qui rassemble tous les faits scientifiques liés au climat, aux glaciers et à l’eau. Bien que la revue soit assez survolée, elle est beaucoup plus détaillée que ce qui apparaît dans le film. C’est grâce à ce livre blanc que Protect Our Winters peut utiliser le projet Downstream comme un outil de sensibilisation et de discussion pour plaider en faveur d’actions pour le climat.

    En tant que scientifique, j’aurais aimé que le film dure deux heures et que l’on puisse entrer davantage dans les détails [le film dure 26 minutes, ndlr]. Cependant, l’objectif de Protect Our Winters était avant tout de sensibiliser et d’ouvrir à la discussion sur les divers enjeux liés au retrait des glaciers. Nous avons des dizaines d’heures d’interviews, mais le but était que ce soit facile à regarder. Le film permet au spectateur de se dire : « Je m’intéresse aux vignobles suisses ou aux saumons du nord de l’Amérique, alors je vais aller approfondir ces sujets dans le livre blanc. » De plus, les interviews complètes sont disponibles en ligne.

    encordées :
    Le grand public a souvent une vision assez lointaine des glaciers, surtout pour celles et ceux qui ne pratiquent pas la montagne. Comment rendre cette cause plus concrète ?

    L’objectif du film est de faire prendre conscience aux gens, qu’ils vivent à la mer, en montagne ou en ville, que les glaciers n’impactent pas uniquement les vies des habitants dans les dix premiers kilomètres en aval des vallées. Leur influence se fait sentir à des centaines de kilomètres en dessous, affectant des secteurs aussi cruciaux que la politique énergétique d’un pays, l’approvisionnement en eau potable, et même l’agriculture.

    Comment peut-on concrètement prendre conscience de cette réalité ? Déjà, en regardant le film Downstream, peut-être. Mais aussi en se renseignant, car l’information est disponible partout. Je conseille vivement à chacun de se plonger dans ces sujets.

    encordées :
    Quelles actions peut-on mettre en place, à notre échelle, pour préserver les glaciers ?

    Il existe des actions individuelles essentielles. D’abord, notre rôle en tant que citoyens est crucial. Consommer moins et faire durer ce que l’on a le plus longtemps possible est un pilier fondamental. Ce n’est pas une question de jeter des objets ou d’acheter des produits bon marché tous les deux ans. Il est bien plus pertinent de privilégier des matériaux de qualité et de les faire durer.

    Ensuite, il y a des aspects liés à notre alimentation. J’ai vu passer un article sur France Inter qui expliquait que si tous les Français réduisaient de moitié leur consommation de viande, nous atteindrions les objectifs climatiques du pays. Ce geste, pourtant simple, a un impact significatif.

    Et bien sûr, il y a la question du transport et des énergies fossiles. Rien de nouveau à ce sujet, mais il faut continuer à le répéter : les énergies fossiles sont le principal facteur du changement climatique. Cela implique de limiter nos déplacements, d’optimiser nos trajets, et de ralentir, tout simplement. 

    Ces actions individuelles sont importantes, mais elles ne suffisent pas à elles seules. Il est désormais largement admis que des changements doivent aussi se produire à une échelle plus large. Une poignée de personnes très riches dans ce monde sont responsables d’une grande part du réchauffement climatique. Même si nous agissons tous individuellement, cela peut ne pas être suffisant. Ce n’est peut-être même pas le levier principal. Les scientifiques s’accordent à dire qu’il faut des décisions politiques courageuses et drastiques. Et même si cela semble difficile, je pense que ce n’est pas illusoire. Lorsque l’on voit les mesures prises pendant la crise du Covid, il est possible de croire que des décisions tout aussi fortes peuvent être prises à l’échelle mondiale.

    Et depuis que je m’intéresse à la philosophie et à l’humain, j’ai envie de dire qu’on ne peut pas changer pour du « moins bien ». À mon avis, si on veut vraiment changer, il faut qu’on y trouve du positif. Au début, cela peut faire peur de privilégier le train plutôt que la voiture, mais je suis convaincue qu’on sera plus heureux dans une société qui ralentit, où l’on voyage moins, où l’on consomme moins, où l’on se compare moins. Et je pense que tout ça passe par un véritable questionnement sur nos vies, sur ce qui nous rend vraiment heureux, et sur le sens de nos relations. C’est souvent par cette réflexion que je termine mes discussions autour de « Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? »

    encordées :
    On parle souvent de réinventer les imaginaires collectifs, n’est-ce pas ?

    Oui, exactement. Et dans cette perspective, j’admire beaucoup Cyril Dion, qui incarne parfaitement cette idée : « Oui, il faut évidemment stopper ce qui ne va pas, mais il est absolument nécessaire de créer quelque chose de nouveau, quelque chose qui rende les gens heureux, parce que sinon, c’est juste déprimant ». C’est évident. Donc oui, il s’agit de réinventer nos imaginaires, de créer des films qui racontent autre chose que des histoires d’apocalypse, des séries qui proposent de nouvelles façons de vivre.

    Et le rôle du citoyen est aussi d’aller voter en faveur de ces changements. Mais pour cela, il faut se ré-intéresser à la politique. Les politiques ont vraiment une grande marge de manœuvre. Et tout cela demande une implication du monde économique, pour s’orienter vers des pratiques comme l’économie régénérative, l’hydrologie régénérative, ou l’agriculture régénérative. Il s’agit de produire ou d’avoir des activités économiques qui ne visent plus uniquement à faire de l’argent, mais à protéger, voire restaurer la nature, tout en maintenant une économie stable. Et ce n’est pas une utopie. C’est tout à fait possible.

    encordées :
    Et concrètement, c’est quoi l’agriculture régénérative ?

    L’agriculture régénérative n’a pas de définition exacte, mais c’est un terme qui désigne un ensemble de pratiques agricoles visant à régénérer l’environnement. L’objectif est d’être efficace, bien sûr, en produisant des récoltes, mais tout en prenant soin de la nature, notamment en préservant la santé des sols. Il ne s’agit pas de voir l’espace agricole simplement comme une surface de production, mais comme un écosystème complet dans lequel la production s’intègre harmonieusement.

    En Nouvelle-Zélande, par exemple, des fermiers réfléchissent à la sélection des espèces végétales à planter en fonction du climat du moment, ce qui peut sembler classique. Cependant, leur approche va au-delà : ils s’efforcent de régénérer les sols pour qu’ils contiennent davantage de matières organiques. Un sol riche en matière organique retient mieux l’eau et joue ainsi son rôle de tampon face aux sécheresses ou aux inondations.

    Il s’agit aussi de ralentir le cycle de l’eau, un principe de l’hydrologie régénérative, défendu par des chercheurs comme Charlène Descollonges. Cela peut passer par des actions simples comme la plantation d’arbres, qui, de manière naturelle, aident à retenir l’eau dans l’écosystème. À l’origine, la nature savait faire tout cela seule.

    encordées :
    Tu es docteure en hydroécologie, qu’est-ce qui t’a menée à cette spécialité ?

    J’ai toujours voulu être scientifique, passionnée par la nature et les sciences. C’est en découvrant l’écologie scientifique lors de mon DUT à Lyon que j’ai trouvé ma voie. Je rêvais de travailler à Asters, le conservatoire d’espaces naturels de Haute-Savoie, peu importe le sujet, même si j’étais plus attirée par les insectes ou les grands animaux. Finalement, j’ai travaillé avec le glaciologue Jean-Baptiste Bosson sur les lacs sentinelles, ce qui m’a beaucoup plu. L’enjeu était d’améliorer la compréhension du fonctionnement et des menaces qui pèsent sur les lacs d’altitude, afin de mieux les préserver. Cela m’a donné l’envie de poursuivre mes études en faisant une thèse sur les rivières de montagne, un sujet où l’écologie se mêle à l’hydroécologie.

    L’hydroécologie, c’est une sous-discipline de l’écologie appliquée aux milieux aquatiques. C’est l’étude des interactions entre l’environnement et les organismes, ainsi qu’entre les organismes eux-mêmes, dans les écosystèmes aquatiques. Cela m’a ouvert les yeux sur les problématiques auxquelles font face les bureaux d’études. Je me suis orientée vers cette voie parce que la science et la nature m’ont toujours passionnée, et mon choix d’orientation n’a jamais été une question à la maison.

    encordées :
    Tu as grandi en montagne, quel est ton rapport à cet univers ?

    J’ai grandi à Thyez, une petite ville près de Cluses, dans la vallée de l’Arve, avec la station de ski la plus proche, le Praz de Lys, à côté des Gets. Je suis née là-bas, et dès l’âge de deux ans, mes parents m’emmenaient skier au Praz de Lys. Puis, pour occuper mes mercredis après-midi, je suis allée au ski-club avec mes copines. Comme j’étais plutôt douée, j’ai commencé la compétition avant de me diriger vers le métier de monitrice de ski. Pour cela, je suis allée à Chamonix, où j’ai suivi trois années de formation entre monitrice de ski et baccalauréat général SVT. C’était une expérience enrichissante, mais aussi un peu challengeante à l’époque, car les mentalités n’étaient pas aussi ouvertes qu’aujourd’hui. Je me sentais parfois déconnectée des idées dominantes, mais je pense que cela évolue maintenant. À Chamonix, c’est difficile d’ignorer les impacts du changement climatique. Tout le monde voit que les guides de montagne doivent réajuster leurs itinéraires. C’est compliqué aujourd’hui d’être climato-sceptique quand on vit dans cette région. Même si, je crois, il en existe encore.

  • Noémie Equy : la championne qui fait bouger les lignes du snowboard féminin

    Noémie Equy : la championne qui fait bouger les lignes du snowboard féminin

    À seulement 24 ans, Noémie Equy, étudiante en dernière année à GEM, l’École de commerce de Grenoble, vient de remporter le Freeride World Tour, la compétition la plus prestigieuse de sa discipline, le snowboard freeride. « On est en montagne, avec des risques d’avalanche ou de chute, car on saute des barres rocheuses », détaille-t-elle. « Mais j’adore ce sentiment de liberté, même en compétition. D’avoir pendant quelques minutes une face pour moi toute seule, de choisir la ligne que je veux. » Et la snowboardeuse est avant tout animée par l’envie de faire progresser le sport féminin dans des univers encore largement dominés par les hommes, elle a organisé un rassemblement de sportives spécialisées dans les sports extrêmes, avec pour objectif de renforcer la sororité entre elles.

    « Je ne m’attendais pas vraiment à faire une saison aussi belle », a confié Noémie Equy peu après sa victoire sur le Freeride World. « J’ai démarré l’hiver sans aucune attente, je voulais juste profiter. C’était déjà top d’être sur le Freeride World Tour. Il n’était pas question de se mettre trop la pression. Techniquement, je savais que j’étais à la hauteur du circuit, mais j’avais bien conscience que le niveau dans ma catégorie était assez dense. »

    La snowboardeuse est parvenue à gagner ce titre avant la fin des six étapes de la compétition, puisque c’est le cumul de ses quatre meilleures performances qui détermine le classement final. La Française avait, quoiqu’il en soit, le meilleur score avant même de se présenter à l’ultime épreuve, la grande finale à Verbier, sur laquelle Noémie s’est également imposée fin mars. « Le sentiment d’être à sa place est grisant. Je suis venue avec mon insouciance et ma joie. Cela m’a probablement aidée à réussir. Ma motivation grandissait à chaque nouvelle victoire, mais le plus important était de maîtriser mon énergie, de la canaliser pour le jour J. »

    « J’ai eu la chance d’explorer de nombreuses disciplines qui me permettent d’avoir un certain ‘touché de neige’ »

    Le secret de telles performances ? L’expérience, sans aucun doute. Car même si elle est nouvelle sur ce circuit, Noémie fait du snowboard depuis ses neuf ans, avec notamment des années de compétition en freestyle. « J’ai commencé par faire du snowboard freestyle en équipe de France », raconte-t-elle au Figaro. « Depuis trois ans, je fais du freeride en compétition. Mais j’ai encore du mal à retranscrire ce que je sais faire depuis mon plus jeune âge dans les snowparks. Réaliser des figures en hors-piste, dans une face en montagne, est beaucoup plus exigeant. Cela demande une excellente lecture du terrain et une capacité d’adaptation constante. J’ai eu la chance d’explorer de nombreuses disciplines qui me permettent d’avoir un certain ‘touché de neige’, indispensable aujourd’hui. »

    Ses modèles ? Ses amis, ses proches, dont son frère, Samuel Equy, guide de haute montagne, médaillé de bronze aux derniers Mondiaux de ski alpinisme en course par équipe. Lui aussi est passé par la case « snowboard » dans sa carrière. « Pour moi, c’est un super exemple », confie Noémie. « On se motive. En intersaison, on aime bien faire plein de choses ensemble en montagne. Lui monte en ski de rando, et moi en splitboard – un snowboard qu’on peut ‘couper’ en deux pour monter, avant de redescendre en snow ! »

    Autres inspirations de la snowboardeuse : Sophie Rodriguez, qui a notamment décroché une 5e place aux Jeux Olympiques de Vancouver (2010), en half pipe. Ou encore ses amies, les snowboardeuses Lucie Silvestre, Thalie Larochaix et Marion Haerty.

    C’est pourquoi la jeune snowboardeuse de 24 ans a lancé, en octobre dernier, le Sister’s Camp. Un séjour qui rassemblait au cœur des Pyrénées des femmes athlètes de tous âges et de tous horizons sportifs. Toutes ont été invitées à échanger sur les différentes problématiques dans les sports outdoor (moduler son entraînement en fonction de son cycle hormonal, les équipements sportifs pas toujours adaptés aux femmes, etc.). « Philippine Belon, cheffe cuisinière vegan, et Thibaut Adema, coach de yoga et naturopathe, étaient à mes côtés dans cette aventure », précise la snowboardeuse.

    « L’idée était de prendre un temps déconnecté pour sortir de l’idée de performance, de résultats et d’image. Manger vegan, partir en randonnée, faire du yoga, respirer, et apprendre des autres pendant une semaine, voilà notre programme. Nous avons pu prendre le temps d’échanger de manière informelle en compagnie de femmes inspirantes : la surfeuse Zoé Grospiron, la grimpeuse Marie Gamen ou encore la cycliste Isabeau Courdurier. […] Avec nos critères, la performance des hommes est au-dessus de celle des femmes et j’aimerais égaliser ça. Même moi, je pense que les hommes sont plus forts ou plus doués ! Tout l’enjeu est éducatif, nous avons été élevés à voir la réussite comme cela. J’aimerais que la perception change dès le plus jeune âge. »

  • L’art de grimper vite, ensemble : Laura Pineau nous raconte son record sur Naked Edge

    L’art de grimper vite, ensemble : Laura Pineau nous raconte son record sur Naked Edge

    Le speed climbing, ou escalade de vitesse, est une discipline qui trouve toute sa place aux États-Unis, mais qui reste encore marginale en Europe. Loin de se résumer à une simple quête de performance, il s’agit d’un véritable moment de partage. C’est ce que Laura Pineau et Kate Kelleghan ont vécu en battant récemment le record féminin de la voie mythique Naked Edge, dans le Colorado, en 37 minutes et 8 secondes. Un record qui est avant tout le fruit d’une complicité profonde entre les deux grimpeuses, ainsi que d’une communion avec une communauté unie par cette pratique. Un esprit qui les accompagnera sans aucun doute cet été, dans le Yosemite, lors de leur prochain projet qu’elles gardent encore secret. Mais dont on imagine déjà l’envergure.

    Imaginez-vous sprinter jusqu’au pied d’une falaise, grimper cinq longueurs le plus vite possible, avec certains passages où la chute n’est tout simplement pas permise… Puis arriver au sommet, lover la corde en un temps record, et redescendre jusqu’au point de départ — toujours en sprintant. Épuisant, non ? C’est ça, le speed climbing, autrement dit l’escalade de vitesse à l’américaine. Une Française, Laura Pineau, étoile montante de l’escalade traditionnelle, s’est frottée à cette pratique. Avec brio. Aux côtés de l’Américaine Kate Kelleghan, elle signe un nouveau record féminin — et pas des moindres : le duo a avalé les cinq longueurs de Naked Edge, une voie mythique au cœur du Colorado, en 37 minutes et 8 secondes. Mais au-delà du chrono, c’est une aventure de grimpe, de confiance et d’amitié que nous raconte Laura Pineau.

    encordées :
    Le speed climbing, ça parle assez peu en Europe…

    Je suis totalement d’accord. C’est vrai que si je n’étais jamais allée dans le Yosemite, je n’aurais jamais découvert le speed climbing. Je pense que c’est quelque chose de très propre à cet endroit, lié à son histoire, et à cette idée de grimper les big walls le plus vite possible, en une journée.

    The Nose a par exemple été d’abord gravi en plusieurs jours. Quelques années plus tard, une équipe de trois a mis seulement vingt-trois heures. Puis le record est passé à quinze heures, à dix heures, etc. Il y a vraiment toute une communauté de grimpeurs qui a créé une émulation autour de ces records de vitesse. L’idée, c’est toujours d’aller plus vite, d’être plus efficace. Peut-être que ça vient aussi du fait que les Américains ont une culture très tournée vers la compétition… Encore que. Je ne suis pas sûre que ce soit vraiment le cœur de la motivation des pratiquants du speed climbing. Je pense qu’il y a surtout une vraie communauté de passionnés de ces voies-là. C’est pour ça qu’ils y retournent encore et encore. Et quitte à les faire plusieurs fois, autant essayer d’être le plus efficace possible — et d’aller le plus vite possible.

    Aller vite, ça demande énormément de confiance et de synchronisation avec ton partenaire de cordée. C’est hyper intéressant, et vraiment grisant, de grimper avec quelqu’un avec qui tu n’as même plus besoin de parler. Avec Kate, à la fin, lors de notre neuvième essai, quand on a battu le record, je savais exactement à quel moment elle allait poser les coinceurs, lesquels elle allait utiliser, quand les micro-tractions allaient être placées, etc.

    encordées :
    Ça va finalement bien au-delà de la performance, non ?

    Oui, tout à fait. Kate n’arrêtait pas de me parler de Naked Edge. Je pense qu’elle avait vraiment vécu un truc fort avec Becca quand elles ont battu le record [en grimpant la voie en 37 minutes et 40secondes, ndlr]. Elle me disait que c’était l’objectif parfait pour nous, pour nous entraîner en vue de nos projets de l’été. Car l’idée, à la base, ce n’était pas de battre le record, mais simplement de s’entraîner. Et petit à petit, à force de s’entraîner, notre temps a commencé à diminuer… Et quand on est passées sous l’heure, Kate a su qu’on allait finir par battre le record.

    Quoi qu’il en soit, c’était un super entraînement. Parce que dans Naked Edge, il y a des passages en free solo où tu n’as juste pas le droit de tomber. D’autres moments où il n’y a plus que deux coinceurs entre nous deux, et là non plus, tu ne peux pas tomber. Et ça va être pareil cet été dans le Yosemite. Cette voie, c’était comme une petite étape symbolique avant le gros objectif. Car ça fait tellement longtemps qu’on s’entraîne pour cet été… Depuis Greenspit, pour moi. Donc depuis novembre, je pense à cet objectif tout le temps. Alors réussir ce petit truc entre deux, c’est cool. Ça nous donne un peu de confiance pour la suite.

    encordées :
    Comment s’est déroulée la journée où vous avez établi le record ? 

    Le jour où on a battu le record, on a commencé par grimper 200 mètres dans la voie en guise d’échauffement. Ensuite, on a lancé notre premier vrai essai — effort max, 200 mètres. On a raté le record… de 10 secondes. On était hyper frustrées. Lorsque l’on est rentrées chez Kate, on avait en tête d’aller grimper sur une autre falaise l’après-midi pour continuer à s’entraîner. Puis on a regardé la météo : de la pluie était annoncée. Là, on a eu un déclic, on s’est motivées à retourner dans Naked Edge.

    À 15h30, on est reparties dans le canyon. On a grimpé sur Wind Tower, deux-trois longueurs tranquilles, du 5a, juste pour se remettre dans le rythme. Cette fois-ci, j’avais décidé de courir directement en chaussons d’escalade, avec mes TC Pro. Parce que lors de l’essai précédent, les enlever puis les remettre m’avait fait perdre facilement 30 secondes.

    Après cet échauffement, d’autres amis nous ont rejoints. On avait aussi invité Lynn Hill plus tôt dans la journée… et elle est venue. C’était incroyable. Juste sa présence, c’était une source de motivation en plus. Deux ou trois fois pendant la voie, je me suis dit : « T’as Lynn Hill en bas, tu peux pas lâcher, donne tout. » Parce qu’à ce moment-là, quand tu recommences à sprinter, tu sens bien que tes jambes ne sont plus aussi fraîches qu’en début de journée.

    Mais quand on est arrivées au pied de la paroi, on avait 30 secondes d’avance. Alors on s’est dit : on peut le faire. Kate est partie à fond. Quand je suis arrivée en haut, j’ai vite enlevé le Grigri, j’ai dépassé Kate pendant qu’elle lovait la corde pour la garder bien sur elle en descendant. Et comme j’avais gardé mes chaussons, j’étais un peu en avance.

    J’ai commencé à sprinter. Le principe, c’est que la première ne doit pas se faire rattraper par la deuxième, et que la deuxième essaie de rattraper la première. C’est un vrai jeu entre nous. Une espèce de compète qui nous pousse à aller plus vite, chacune pour motiver l’autre. J’arrive la première, je touche la plaque. Et là, Kate arrive en sprintant comme jamais. Son copain avait crié « one minute ». Elle a arrêté de réfléchir. Elle a juste couru. Elle a fait le sprint de sa vie. Et quand on a compris qu’on avait réussi, c’était une joie immense. Parce que quand tu donnes tout ce que t’as, que t’es au bout de toi-même… t’as un rush d’adrénaline complètement dingue.

    encordées :
    Je me souviens quand on avait échangé après Greenspit en octobre. C’est beau de voir que ton énergie et ta passion payent. 

    C’est vrai que de beaux projets arrivent pour cet été. J’ai hâte. Ça fait des mois que je pense à ce qu’on va faire avec Kate dans le Yosemite. Mais j’ai aussi compris que je ne pourrais pas faire ce job à temps plein. Quoi qu’il arrive. Pour l’instant, je n’ai pas d’autre travail à côté, mais je trouve qu’avoir un job à distance, à mi-temps, en parallèle de l’escalade, ça crée un vrai équilibre. Tu bosses sur autre chose, dans une autre équipe, tu es stimulée autrement. Ce que je voudrais, c’est un job à temps partiel, à distance, pour pouvoir continuer à voyager où je veux.

    Et à côté de ça, avoir un sponsor comme La Sportiva, c’est vraiment précieux. Ils ne me mettent aucune pression. Ils ne me demandent pas de leur envoyer 40 photos par an ou 2 réels par mois. Leur modèle, c’est : on croit en toi, en tant qu’athlète.Leur idée, c’est « va grimper ce que tu veux. Ne prends jamais de risques pour nous. On ne te demandera jamais de faire un truc que tu ne veux pas faire ». J’ai trouvé ça génial qu’ils me disent ça. Ils veulent juste être là, derrière moi, pour m’aider à réaliser mes rêves. Ils croient en moi, pas seulement comme grimpeuse, mais aussi comme personne. Et ça, je l’ai senti très fort, dès les premiers échanges que j’ai eu avec eux. On sent que c’est une entreprise familiale, avec des vraies valeurs.