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  • « Maintenant ou jamais »

    « Maintenant ou jamais »

    Il n’y a pas d’âge pour s’élancer, et Jayne le prouve chaque jour. À 65 ans, elle incarne la liberté, le courage et l’envie de ne rien remettre à demain. Son histoire, c’est un rappel précieux : vivre, c’est vouloir vivre – peu importe l’âge, peu importe les peurs.

    « Regardez les gars comme Jayne vous met la pâtée ! » 

    Je souris, puis rétorque : « On n’a jamais dit que c’était une compétition ! La clé, c’est la collaboration. Avancer tous et toutes ensemble, n’est-ce pas ? »

    Pourtant, c’est vrai : Jayne leur met sacrément « la pâtée » aux gars.

    À 65 ans, Jayne cavale dans la via ferrata des gorges du Durance. Elle cavale parce qu’elle a de plus en plus l’habitude de la verticalité. Et qu’elle n’a pas peur, ou elle la maîtrise vraiment bien, cette appréhension du vide. 

    L’important, c’est de partager un moment de montagne à plusieurs, nous sommes bien d’accord, mais Jayne, première de cordée, avouez que ça a de la gueule ! 

    Sans doute parce que rien n’était écrit d’avance. C’est ce qu’elle m’a raconté quelques jours plus tard : « Je m’occupais des enfants à la maison. Mike [son mari, ndlr] avait le rugby, on allait le voir jouer le week-end. Je ne me suis jamais trop posée d’autres questions. »

    Puis un jour, sa belle-fille lui a proposé d’enfiler un baudrier. 

    Une main tendue qui lui fait réaliser que c’était « maintenant ou jamais ». 

    Jayne, elle est britannique, alors elle dit : « Now or never ». 

    Cette allitération en « n » confère une belle musicalité à cette phrase, que l’on ne retrouve pas dans la langue française. 

    « Now or never ». 

    Il y a un sentiment d’urgence. 

    Une peur, une nécessité. 

    Mais aussi une promesse. 

    La promesse de ne plus remettre à demain. 

    De ne pas attendre que tout soit parfait, que le courage arrive.

    La promesse de se lancer, même quand on a peur, même quand on n’est « pas prête ».

    Parce qu’attendre, c’est déjà renoncer un peu. 

    « Voir les enfants [son fils et sa belle-fille, ndlr] bouger partout, être dehors, m’a donné envie de faire pareil. » m’a avoué Jayne. « Alors voilà, je le fais ». 

    « On trouve toujours une solution » 

    « Jayne, c’est une force de la nature » m’a dit sa belle-fille. « Tu sais qu’elle part faire du vélo toute seule ? Elle prend le train, et s’en va, pour une journée. » 

    J’ai demandé à Jayne de m’en dire plus sur ses aventures à deux roues. C’est alors que j’ai réalisé qu’elle avait les mêmes peurs que moi : la solitude, la crevaison… Et que le plus difficile, même si elle ne me l’a pas dit, ça devait être de fermer la porte, son vélo à la main, pour dire à Mike, son mari : « À toute à l’heure ».

    Puis de monter dans le train. 

    « J’ai compris que l’on trouve toujours une solution, quelqu’un de bienveillant sur le bord du chemin, quoiqu’il arrive », conclut Jayne.

    C’est alors que je me suis dit : « Pourquoi ne pas partir sur les chemins des Hautes-Alpes à vélo avec Jayne ? Ce serait le moyen idéal de poursuivre cette histoire débutée à flanc de falaise ». 

    J’avais peur qu’elle me mette « la pâtée » à vélo, Jayne. 

    Alors j’ai tout donné, elle aussi. 

    Et je crois bien que l’on était bien fières d’avoir ajouté une jolie aventure à nos vies respectives. 

    Vivre, c’est vouloir vivre

    Une pensée ne m’a pas quittée sur le vélo : « J’aimerais tellement être comme Jayne, au même âge. » 

    Mais pour tout vous dire, je me rends bien compte que ces histoires d’âge, c’est une bien belle connerie. Car ce qui importe, c’est ce qu’il y a dans le coeur, cette irrépressible envie de découverte, de rencontres, d’aventures. 

    Le poids des années ne peut rien faire face à la volonté. 

    Merci, Jayne, pour ce doux rappel.  

    Jayne à vélo dans les Hautes-Alpes @Coralie Havas
    Jayne à vélo dans les Hautes-Alpes @Coralie Havas
  • Elles ont traversé les Alpes à pied : « J’ai arrêté de vivre par procuration, et je suis partie » (Manon, Via Alpina)

    Elles ont traversé les Alpes à pied : « J’ai arrêté de vivre par procuration, et je suis partie » (Manon, Via Alpina)

    Il y a des rencontres qui inspirent. J’aimerais vous parler de celles qui marquent, qui bouleversent – de par leur profondeur, leur intensité, leur simplicité aussi. Cela n’arrive pas tous les jours. Pourtant, la vie a mis sur mon chemin quatre « drôles de dames » : Manon, Caro, Léa et Éléonore. Des femmes qui m’ont apporté de la joie, des apprentissages, une meilleure connaissance de moi-même… et parfois des réponses. Je vais tenter de vous les raconter au mieux, en espérant que la richesse de nos échanges vous parle autant qu’à moi. 

    Les mots de Manon m’ont percutée de plein fouet. Sans doute parce qu’ils ont profondément résonné en moi. À l’issue de notre conversation, alors qu’elle filait donner sa conférence, intitulée « Un itinéraire, trois aventurières ordinaires » en compagnie de Caro et d’Éléonore (dont je vous reparlerai très bientôt), Manon m’a remercié pour « la séance de psy gratuite ». Quand on me dit ça, c’est que j’ai bien fait mon boulot. Sauf que là, pendant cette heure d’échange sur la place de Décines, à quelques kilomètres de Lyon, je n’ai pas eu l’impression de « travailler ». J’ai vécu une tranche de vie qui m’a marquée à jamais, c’est différent. 

    Retour à la réalité

    « Moi, je ne voulais pas rentrer »

    C’est ainsi qu’a commencé notre échange avec Manon, par la fin, le moment où elle est revenue de son voyage sur la Via Alpina, un itinéraire qui traverse les Alpes, de la Slovénie à la France, sur plus de 2000 kilomètres. C’était à l’issue de l’été 2023. Mais j’ai eu l’impression que c’était hier, tant ses mots étaient chargés d’émotion. « J’avais vraiment pensé à continuer le voyage, mais pas forcément en marchant », m’a-t-elle expliqué. « J’avais plein d’idées. Ça m’a ouvert des portes – j’ai réalisé que je pouvais faire plein de choses. Mais voilà, j’ai dû rentrer et travailler. » 

    Manon est ingénieure ferroviaire, « un travail très terre-à-terre où la créativité, le rêve, l’aventure sont absents », détaille-t-elle. « Il faut même que la part d’aléatoire soit la plus faible possible. On fait des réunions d’une heure pour te dire de faire attention à comment tu vas ouvrir les portes. Alors que moi, j’étais au fond de la montagne seule avec des ours et des chamois pendant 4 mois ».

    « Il faut se réadapter, finalement. Moi, je ne me suis pas ré-adaptée », conclut-elle. À la place, Manon s’est jetée à corps perdu dans le boulot, pour « ressentir des trucs forts ». « Mes collègues me disaient : ‘Mais pourquoi t’en fais autant ?’. Et moi, j’étais là : ‘Mais enfin, vous n’avez pas envie de vivre ? », raconte-t-elle. « Et un jour, je me suis arrêtée. Je me suis dit qu’il fallait que je change, parce que j’étais en train de me ruiner la santé ». 

    Ce qui lui manque alors dans son travail, c’est le sens. À quoi bon « mettre de l’énergie pour aller gagner des affaires à des centaines de milliers d’euros ? Pour engraisser des actionnaires sur des études complètement abstraites et théoriques ? », interroge Manon. « Tandis que sur la Via Alpina, j’étais parfaitement à ma place pour la première fois de ma vie. Avoir trouvé sa place et devoir la quitter, c’est hyper violent. Mais on ne peut pas être au milieu des chamois H24. Alors il faut trouver un compromis. Entre un confort moderne, un travail qui, malgré tout, me fait vivre, qui me permet de partir en voyage, mais dans lequel je ne dois pas me donner, puisque de toute façon, on ne me donnera jamais autant en retour ».

    Manon sur la Via Alpina @Manon Hus

    Écrire sa propre aventure

    Manon sait depuis longtemps que sa place est en montagne. « Quand j’étais petite, j’allais dans les Écrins avec mon père et ma famille, dans un petit village, au-dessus de Saint-Christophe-en-Oisans, dans la vallée de La Bérarde », se souvient-elle. « Pour y accéder, il fallait monter en voiture, s’arrêter au niveau d’une cascade, et poursuivre à pied, avec des sacs de 25 kilos remplis de nourriture. Ces instants-là nous ont bercées, ma sœur et moi ». 

    La culture de la montagne, Manon dit se l’être vraiment appropriée autour de ses 18 ans, période où elle commence à se plonger dans la littérature de montagne, via la collection Guérin notamment. En parallèle, elle découvre la grimpe, un moyen pour elle d’aller vivre ce qu’elle lisait au quotidien. « Je serai toute ma vie reconnaissante envers mon copain qui m’a emmenée pour la première fois vers ce sport. Ça m’a complètement donné une incroyable confiance en moi », raconte-t-elle. « Le simple fait de grimper en tête, de ressentir de l’adrénaline, ça m’a fait prendre de la distance avec le stress du boulot, des présentations à faire, des réunions avec des clients ».

    Naissent alors des envies d’itinérance, portées par une volonté : « arrêter de vivre par procuration ». 

    La sororité comme déclencheur

    Manon se demande alors quels itinéraires seraient accessibles selon son niveau. « J’avais aussi envie de sortir de France, mais sans aller trop loin », explique-t-elle. « Disons que je n’avais pas envie de prendre trop de risques. Je voulais être dépaysée, mais pas trop ». Elle découvre alors la Via Alpina. À partir de là, tout s’enchaîne. 

    Premier déclic : quand elle tombe sur la trace GPX de cet itinéraire traversant l’intégralité des Alpes. « Je me suis dit : ‘Ok, c’est faisable, parce que je vois le sentier. Je vois exactement par où je dois passer. Je sais que ça existe, qu’il y a une trace, que quelqu’un a fait cette trace, donc c’est possible » détaille-t-elle.

    S’en suit la rencontre avec Éléonore. Un échange durant lequel elle se rend compte qu’elle n’est pas « la seule femme à se lancer là-dedans ». « J’avais, en bonne perfectionniste, préparé une liste de questions que je voulais lui poser », se souvient-elle. « Quelque chose d’hyper précis, du genre : ‘Alors, sur l’étape 54, t’as trouvé comment cette section ?’. En fait, j’avais repéré, en analysant les cartes et les profils altimétriques, trois étapes où je savais que j’allais vraiment en baver ». 

    « Éléonore m’a confirmée que j’étais très bien préparée », poursuit Manon. « Mais aussi que c’était faisable. Elle m’a fait comprendre qu’elle m’apporterait tout le soutien dont j’avais besoin pour aller au bout. Et ça, ça m’a aidé, c’était le déclencheur. Ce jour-là, j’ai su que j’allais partir. »

    L’art de l’adaptation 

    Éléonore, je la connais bien. Elle m’avait déjà raconté sa rencontre avec Manon. Je me souviens qu’elle avait insisté sur quelque chose qui l’avait vraiment marquée : Manon avait réservé tous les hébergements de son voyage avant son départ, soit plus d’une centaine. 

    Un moyen de « partir l’esprit libre » m’a-t-elle expliquée. « Parce que je savais que chaque jour j’avais un objectif : je devais atteindre tel point. Ne plus avoir ça en rentrant, ça a été dur. Parce que c’était hyper stimulant. Car si au quotidien, quand j’ai mal au ventre, je ne vais pas aller faire ma séance de running, là, on va dire je n’avais pas le choix, il fallait que j’aille marcher ».Mais parfois, ça n’a pas fonctionné. À trois reprises exactement, précise Manon. « Ce qui était génial, c’est que j’ai toujours trouvé une solution ! » détaille-t-elle. « Il y a des fois où j’ai vraiment été bloquée, notamment une fois à Samoëns [en Haute-Savoie, ndlr], je me suis pris un orage de grêle – qui a par la suite été déclaré catastrophe naturelle. On voyait des voitures avec des pare-brises pétés. La rivière s’est évidemment mise à déborder – le sentier qu’on aurait dû prendre était inondé. Je me suis retrouvée avec deux touristes. On s’est serrés tous les trois sous un sapin pour ne pas se faire taper par des grêlons. À ce moment-là, il était 16 heures. J’étais encore à 10 kilomètres du refuge où je devais aller dormir et il me restait 800 mètres de dénivelé à faire. […] Alors j’ai trouvé un hôtel qui était à 2 kilomètres. Le lendemain, j’étais éclatée. Je suis tombée malade, un petit rhume qui m’a mis à terre. Le contre-coup du stress. Ça m’arrive toujours après des moments hyper intenses. » 

    Manon a donc fait le choix de louper une étape. « Je dois retourner la faire d’ailleurs » précise-t-elle. « Mais je pense que c’était la bonne décision. Je ne l’ai pas regretté. À ce moment-là j’en avais besoin. »

    Manon sur la Via Alpina @Manon Hus

    Précieuse bienveillance

    Quand j’ai demandé à Manon quels enseignements elle avait tiré de son voyage, elle m’a tout de suite arrêtée : « Je n’aime pas ce terme, ça fait trop donneur de leçon, moraliste. Dans le sens : ‘Moi je sais, mais pas vous parce que vous n’avez pas l’expérience’ ». 

    Il est pourtant indéniable qu’elle a appris beaucoup. 

    « J’ai adoré la simplicité des contacts avec les gens pendant le voyage » raconte-t-elle. « C’est un truc qui m’a vraiment fait du bien. La bienveillance, la compréhension aussi. Parce que parfois, il suffit d’expliquer le contexte, de se présenter pour qu’en face, l’interlocuteur percute, que l’on arrive à communiquer. C’était chouette de voir que tout le monde était aussi gentil ». Une chose qu’elle a encore du mal à retrouver dans son quotidien. 

    « Cette absence d’agressivité, elle m’a fait un bien fou ! C’était hyper précieux » note Manon, sans filtre. « C’est aussi pour ça que le retour a été aussi dur… Se retrouver à nouveau confrontée à l’agressivité de mes chefs, de mes clients et de mes collègues, franchement, c’était pas un cadeau. »

    Partir… sans vraiment revenir

    « Psychologiquement, je ne suis clairement pas revenue » m’a avoué Manon qui, deux ans après, continue à digérer sa Via Alpina. « Je continue à l’analyser, à me poser beaucoup de questions sur ce que j’ai envie de faire, sur comment j’ai envie de vivre, où j’ai envie de vivre. »

    On dit souvent, à raison, que ce genre d’itinérance change une vie. Et quand on échange avec Manon, on se rend bien compte que cette affirmation n’a rien de grandiloquent. « Je suis contente de ne pas être revenue » conclut-elle. « Quand je revois la moi qui est partie, je me dis… que c’est la meilleure chose que j’ai faite de toute ma vie. C’était salvateur. Je ne sais pas comment j’aurais évolué si je n’avais pas fait ça. J’étais extrêmement stressée, angoissée de tout. La perfectionniste essaie aujourd’hui de mettre son énergie dans des choses qui ont du sens. Elle sait où elle va. Elle est moins perdue. Elle a quelque chose pour la guider. Peu importe ce que je ferai dans ma vie par la suite, je sais que ça, ça va être ma lumière. Ce moment où dans ma vie, j’ai été parfaitement bien. »

    Les recommandations lecture de Manon

    Jean-Christophe Lafaille – « Prisonnier de l’Annapurna »

    « Je trouve que ses ascensions sont novatrices mais pas pimpantes. J’adore sa façon de vivre la montagne, de la raconter. C’est quelqu’un qui m’a donné envie de partir voyager. »

    Les ouvrages de Walter Bonatti – « À mes montagnes » ; « Montagnes d’une vie »

    « C’est pas très original mais Bonatti, je trouve qu’il raconte extrêmement bien la montagne. De manière très humble. Il a été guide toute sa vie. Rien que de repenser à sa mort, ça me fait un nœud dans la gorge. Je suis très touchée par le massif du Mont Blanc – c’est un rêve que Bonatti a créé en moi. Il a construit quelque chose autour de ces aiguilles, de ces pics qui m’a fascinée. C’est pour ça d’ailleurs que j’ai casé le TMB [Tour du Mont-Blanc, ndlr] dans ma Via Alpina, alors que normalement, elle ne passe pas par là. Je voulais absolument aller voir le Mont Blanc, et voir longtemps. C’est triste parce qu’au final c’est un itinéraire extrêmement touristique… Mais par contre j’étais tellement aux anges. D’ailleurs, j’ai fait une pause de trois jours à Chamonix. Parce que je voulais marquer le coup de manière symbolique – je suis hyper contente de l’avoir fait ».

  • Quand Miriam O’ Brien parlait « d’alpinisme sans hommes » en 1934… à National Geographic

    Quand Miriam O’ Brien parlait « d’alpinisme sans hommes » en 1934… à National Geographic

    Dans un monde où l’alpinisme était réservé aux hommes, Miriam O’Brien a fait partie de celles qui ont redéfini les règles du jeu. En gravissant seule des sommets mythiques comme le Grépon et le Cervin, sans guide et sans l’ombre d’un homme, l’alpiniste américaine a fait tomber des barrières autant sociales que sportives. À travers son essai emblématique et ses ascensions audacieuses, elle a prouvé que les femmes étaient non seulement capables d’atteindre les sommets, mais aussi d’inventer une nouvelle forme d’aventure. Une voie que des générations d’athlètes, hommes et femmes, continuent d’emprunter aujourd’hui.

    « L’escalade des grands sommets rocheux et glaciaires des Alpes est un sport qui gagne en intensité, en plaisir et en intérêt lorsqu’on le pratique en solitaire. Pourtant, ce n’est que récemment que l’on a commencé à considérer cette pratique comme convenable — même pour les hommes. Quant aux femmes, il reste encore rare de les voir gravir les montagnes non seulement sans guide, mais aussi sans la compagnie d’un homme.

    À quelques exceptions près, les femmes n’ont presque jamais gravi seules des sommets. Or, l’essence de l’ascension sans guide réside dans le fait d’assumer soi-même l’entière responsabilité de la réussite de l’entreprise. C’est une expérience à la fois exigeante et exaltante, et je ne voyais aucune raison pour laquelle ce plaisir devrait nous être refusé. Pourtant, certains de mes amis alpinistes français ont tenté, avec une grande patience, de m’expliquer pourquoi il était, selon eux, théoriquement impossible pour une femme de conduire une ascension seule — sans la présence, au minimum, d’un ‘soutien moral’ masculin. »

    Ces mots, Miriam O’Brien les a écrits en août, dans son essai Manless Alpine Climbing : The First Woman to Scale the Grépon, the Matterhorn and Other Famous Peaks Without Masculine Support ( L’alpinisme sans homme : la première femme à gravir le Grépon, le Cervin et d’autres sommets célèbres sans le soutien d’un homme). Un texte publié dans National Geographic durant lequel elle développe longuement le concept de manless climbing, l’alpinisme sans homme, en détaillant ses différentes ascensions exclusivement féminines dans les Alpes, ainsi que les réactions qu’elles suscitent. L’article révèle la principale controverse qui remonte à 1929, lorsque Miriam réussit, avec son amie Alice Damesme, l’ascension d’une des montagnes emblématiques de Chamonix : l’Aiguille du Grépon (3 482 mètres).

    « Bien que plus exigeant que tout ce qui avait jusque-là été tenté par des femmes seules, mais sans égaler certaines ascensions récentes, le Grépon a longtemps été considéré comme l’une des escalades rocheuses les plus ardues des Alpes — au point que certains guides agréés de Chamonix eux-mêmes hésitaient à s’y engager. Il fallait s’y confronter. »

    Mummery, célèbre alpiniste anglais qui fut, en 1881, le premier à atteindre le sommet de ce pic, faisait souvent remarquer : « Les montagnes semblent condamnées à passer par trois phases successives : d’abord un pic inaccessible, puis l’ascension la plus difficile des Alpes, enfin une simple promenade pour une dame. »

    « Alice et moi avons quitté l’hôtel du Montenvers à 2h35, le matin du 17 août. À 5h40, nous étions arrivées au ‘lieu du petit déjeuner’ — le Rognon des Nantillons, un promontoire rocheux qui émerge à la base du glacier du même nom. Plusieurs ‘caravanes’ y faisaient halte, car jusqu’à ce point, les itinéraires menant au Charmoz, au Grépon et à la Blaitière sont communs », raconte l’alpiniste américaine.

    « Lorsque les autres apprirent ce que nous comptions faire, tous demandèrent avec étonnement : ‘Vous deux, seules ?’ Et bien qu’ils aient tenté de rester courtois, ils n’ont pu s’empêcher de sourire — un sourire que nous avons choisi d’interpréter comme une forme de politesse — quand nous leur avons répondu que oui, ‘nous deux, seules’, allions tenter l’ascension du Grépon. »

    Un exploit qu’elles réaliseront avec brio. De quoi amener l’alpiniste Étienne Bruhl à se plaindre : « Le Grépon a disparu. Maintenant qu’il est grimpé par deux femmes seules, aucun homme qui se respecte ne peut l’entreprendre. Dommage, car c’était autrefois une très belle ascension. » Tandis que de son côté, l’Alpine Journal, bulletin annuel de l’Alpine Club, club alpin britannique, aborda le sujet avec paternalisme, présentant l’ascension comme une exception absolument unique à ne pas reproduire : « Peu de femmes, même aujourd’hui, parviennent à escalader seules des montagnes. »

    « Très tôt, j’ai compris qu’une personne qui grimpe toujours derrière un bon leader risque de ne jamais vraiment apprendre l’alpinisme. »

    La première fois que Miriam O’Brien a mis les pieds dans les Alpes, c’était en 1914, avec ses parents. Après une licence en mathématiques et en physique, et une maîtrise en psychologie pendant la Première Guerre mondiale, l’Américaine retourne dans les Alpes plusieurs étés de suite. Elle y fait ses débuts en alpinisme. Membre actif de l’Appalachian Mountain Club, elle rejoint le Ladies’ Alpine Club en 1926, dont elle devient vice-présidente de 1931 à 1970.

    Miriam O’Brien a commencé à pratiquer sérieusement l’escalade dans les Alpes en mai 1926, réalisant la première ascension de la Torre Grande dans les Dolomites par une voie aujourd’hui connue sous le nom de Via Miriam, en son honneur. Elle réalisera par la suite la première ascension de l’Aiguille de Roc le 6 août 1927 avec Alfred Couttet et Georges Cachat, dans le massif du Mont Blanc.

    Un an plus tard, le 4 août 1928, accompagnée de Robert L. M. Underhill et des guides Armand Charlet et G. Cachat, elle réalise la première ascension de la traversée des Aiguilles du Diable au Mont Blanc du Tacul, dans les Alpes, un itinéraire qui consiste à « gravir cinq sommets remarquables de plus de 4000 mètres dans un cadre superbe ».

    « Très tôt, j’ai compris qu’une personne qui grimpe toujours derrière un bon leader — qu’il soit guide ou amateur expérimenté — risque de ne jamais vraiment apprendre l’alpinisme. Elle n’en goûte, au fond, qu’une part limitée des plaisirs et des récompenses variées qu’offre la montagne. Certes, elle profite de la beauté saisissante des paysages, de l’élan physique grisant, du plaisir de l’effort et de l’agilité — qui, souvent, exigent un réel niveau de compétence. Mais après tout, elle ne fait que suivre », écrira-t-elle plus tard. « Celui qui grimpe en tête, en revanche, y trouve bien davantage : il ou elle doit résoudre, à chaque instant, les questions concrètes de technique, de tactique et de stratégie, au fil de leur apparition. Je ne voyais aucune raison pour laquelle les femmes seraient, par principe, incapables d’assumer ce rôle. D’ailleurs, certaines l’avaient déjà fait, à quelques occasions. Mais pourquoi cela ne deviendrait-il pas une pratique courante, même pour des ascensions d’un jour ? J’ai donc décidé de tenter l’expérience — non seulement sans guide, mais aussi sans homme. »

    S’ensuivent de notables ascensions féminines : l’Aiguille du Grépon avec l’alpiniste française Alice Damesme en 1929, le Mönch et la Jungfrau dans les Alpes bernoises avec Micheline Morin en 1931, mais aussi, un an plus tard, le Cervin, l’un des sommets les plus emblématiques des Alpes, réputé pour son exigence. Elle entreprit cette ascension avec Alice, ainsi qu’avec Jessie Whitehead. Leur ami Kronig, gardien du refuge et sympathisant de leurs aspirations, s’arrangera pour leur accorder de l’avance sur les autres cordées afin qu’on ne puisse pas les accuser d’avoir bénéficié d’une aide masculine. Après quelques tentatives infructueuses, elles atteignirent le sommet le 13 août 1932, à 8h30.

    Des amis à Chamonix ont, à leur retour, organisé une réception, avec des fleurs et quelques discours, pour célébrer l’accomplissement de Miriam O’Brien. Une fête à laquelle l’alpiniste américaine n’assista pas, préférant aller en montagne avec Robert Underhill, son futur mari, avec qui elle aura deux fils, nés en 1936 et 1939.

    Un héritage qui a inspiré des générations d’athlètes

    Miriam O’Brien et son mari ont par la suite réalisé de nombreuses premières ascensions ensemble, de l’autre côté de l’Atlantique. À noter que l’alpiniste américaine gravit une troisième et dernière fois le Cervin en 1952, à 60 ans.

    Les mémoires de Miriam O’Brien, Give Me the Hills, ont inspiré des générations d’athlètes outdoor, repoussant sans cesse les limites de leurs disciplines, qu’ils soient hommes ou femmes. Car bien qu’elle ait démontré que les hommes ne sont ni indispensables ni particulièrement nécessaires à l’aventure, son héritage dans le monde de l’outdoor dépasse largement la simple remise en question des normes culturelles dominantes.